Quand le leader du groupe de black/pagan allemand Kerbenok a la guitare qui le démange, il n'y va pas par quatre chemins. Il prend son bateau et met le cap vers l'Islande. Ainsi, Stefan Drechsler a décidé d'illustrer musicalement l'ancienne littérature islandaise au travers d'un projet ambitieux. Partant d'une base black metal, il s'adjoint des choristes et deux instrumentistes qui joueront notamment du bodhran et du violon (pour ce dernier, c'est Arni de Skendöd qui s'y colle, s'occupant également d'agacer les fûts). Et pour donner toute la palette d'émotions aux textes, il est accompagné aux vocaux par Jorge Bluttar (Drautran) et Skald Draugir (Helrunar, dont j'apprends ici avec horreur que le vrai prénom est Marsél). Ouch, que de beau monde! Pour un projet certainement pas destiné à tout le monde justement.

Car Árstíðir Lífsins ne s'adonne pas simplement au black atmo. Si on devait résumer le bazar, il y a un socle black atmo/viking qui est mélangé avec de l’ambient à tendance folk (le vrai, pas les pouet-pouet-bière de Korpiklampin). Cette étiquette à rallonge cache une musique aussi limpide que riche, qui va transformer l'album en un véritable voyage musical scandinave. Ça rappelle les livres-cassettes qu'on avait étant gamins, mais version velue à guitare électro-acoustique. Ne me dites pas que vous n'avez pas eu de livres-cassettes? Ah oui, pardon, j'oubliais votre âge acnéique.

En tout cas, Árstíðir Lífsins n'est pas destiné aux plus bourrins d'entre nous. De toute façon, ils ne pourront pas écouter l'album car ils s'énerveront tout rouge à sortir le digipack d'un slipcase tellement serré qu'on dirait le jean slim d'un Betraying the Martyrs. J'ai d'ailleurs pris la décision de ne plus jamais le brusquer d'une pénétration trop violente (je parle du slipcase, bande de vicieux). Par contre, une fois enfin déballé, c'est la méga-classe! Dans le style d'un manuscrit moyenâgeux contant une saga, le digipack à quatre panneaux s'ouvre sur le CD et deux livrets. L'un regroupe les textes (en islandais) dans des pages inspirées des manuscrits d'époque, ainsi que quelques photos de paysage. L'autre contient la traduction en anglais et les notes informatives, racontant la genèse d'un album qui est avant tout au service de son histoire. L'ouvrage est superbe, dans un souci évident de perfection!

Musicalement, les parties metal sont généralement mid-tempo, assez proches d'un Falkenbach, voire d'un Odroerir. Généralement, car en fait, cela part dans tous les sens, de la cavalcade de double grosse caisse bien puissante qui ouvre l'opus, déchaînant parfois les Enfers d'un court blast ou des trémolos qui évoqueront (évidemment) Kerbenok mais aussi Dornenreich. Et sur cette base, Stefan Drechsler se permet toutes les variations, voire supprimer fréquemment le metal pour livrer une partie ambient totalement épurée, une ligne jouée au piano, ou un chant traditionnel. Jötunheima Dolgferð est une perpétuelle variation qui suit et colore un récit, une variation qu'il est plus simple d'écouter que de décrire. Boudiou, je me suis encore fait avoir: pour finaliser ma prose, j'ai mis à tourner l'album et je suis encore coincé dans les méandres de ses compositions. Et c'est bon de se faire attraper de la sorte!

Le très gros point fort est l'alternance des voix. Outre de nombreux chants clairs presque parfaits, les voix agressives des trois protagonistes sont très bien alternées. N'étant pas fan de la voix criée à la Silencer sur toute la durée d'un album, j'aurais été chagrin que Jorge Bluttar se charge de l'ensemble des hurlements. Mais associée à celles de ses comparses, sa voix donne une diversité supplémentaire bienvenue et permet à Stefan Drechsler de jouer sur plusieurs amplitudes, toujours au bénéfice de son fil conducteur.

Comme dit plus haut, la musique est ici avant tout au service de l'histoire qui nous est narrée. Il est possible de s'immerger dans l'album par le biais des notes, mais cela ne sera pas suffisant pour atteindre le grøumpf (le nirvana islandais, comme chacun le sait). Si vous abordez l'album sans ses textes, quelques longueurs apparaitront peut-être. Comme la plage "Heigi Efr..." qui est un long chant traditionnel, trop long pour servir d'interlude dans un album de metal mais parfaitement à sa place pour poursuivre un récit à la sauce ambient.

Jötunheima Dolgferð est une œuvre singulière et unique, qui portera son auditeur loin de la réalité. Si le metalleux lambda n'y trouvera probablement pas son compte, les auditeurs de black metal et de musique traditionnelle scandinave seront les premiers concernés par un opus qui leur sera impératif d'écouter. Si vous êtes fan de Kerbenok, Helrunar, Wardruna, Negura Bunget et consorts, jetez-moi vos deux oreilles à la poubelle et rôdez les neuves au son des plages volcaniques d'Árstíðir Lífsins.


Rédigé par : Prince de Lu | 17,5/20 | Nb de lectures : 14890