Encore une longue journée... La porte se referma sur son corps fatigué et l’appartement résonna de ce qui lui sembla être l’écho du vide de son existence. Cette paix apparente était un contraste presque intolérable - bien que vital, avec la division homicide de South Broad, la fourmilière bruyante et tourbillonnante de ses heures de travail.
Il se dirigea vers la kitchenette, déposa dans le frigidaire les quelques courses quotidiennes et y préleva trois glaçons. Il était encore trop tôt pour diluer le goût âcre du formol dans celui d’un verre de glenfiddich. Cela aurait fait passer la journée, pourtant. Sa main courut sur le bar, hésita et s’arrêta sur le dernier album d’ULCERATE. Il s’était tourné vers ce groupe quelques mois auparavant, au gré de ses errances autour des bacs à disques, l’oeil attiré par le vocabulaire médical - non pas que ce nom soit particulièrement original, mais plutôt parce qu’il décrivait parfaitement cette sensation brûlante qui semblait depuis des semaines s’enfoncer dans la paroi de son estomac. Le disque lui avait plu. Brutal, rapeux, complexe, hors du commun... Une thérapie plus efficace qu’un cocktail d’anxiolytique. C’est naturellement qu’il s’était donc procuré le dernier effort de ces Néo-Zélandais.
Après s’être finalement débarrassé de la glace, il ouvrit le boîtier et inséra le disque dans le lecteur, puis il se laissa tomber pesamment dans son Charles Eames, le livret à la main.

“Everything is Fire” - “Tout est feu”, déchiffra-t-il. Des images s’imposèrent: celles de la purification, de la stérilisation de la souillure quotidienne. Des sonorités abrasives pour se laver l’esprit du regard des victimes. Poncer encore et encore sa mémoire des aspérités laissées par les cadavres, les mourants, les veuves, les orphelins... Toutes ces mains tendues de désespoir qui lacéraient son esprit, infligeant jour après jour des blessures toujours plus profondes.
Le feu de la crémation, aussi, celui de leur destination à tous. Celui de la renaissance, enfin. Qui sait?
Les premiers accords qui jaillirent des enceintes balayèrent ces réflexions, et c’est exactement ce qu’il leur demandait.

La musique était lourde, opiacée, lancinante comme une migraine. Les cordes semblaient gémir sous une tension insistante avant de plonger brutalement dans des abîmes tumultueux. Une furie sonore déstructurée, chaotique soutenue par des percussions implacables de précision, omniprésentes dans leur capacité à construire, développer, étirer le fil des dissonances guitaristiques. Une rage dense contenue par une production massive et érosive, aliénante.
Parfois, cette intensité trouvait un apaisement relatif, lorsque la batterie s’écartait des tempos soutenus pour caresser les peaux et les cuivres. Relatif, car les disharmonies persistaient à instiller un malaise sonore qui semblait irriter ses tympans autant que les contenter, comme une dent douloureuse que l’on ne peut s’empêcher d’explorer du bout de la langue en quête d’une douleur distrayante.

Malgré l’absence de mélodie qui, quelque part, émoussait son attention, il ne pouvait s’empêcher de penser que ce disque était l’une des meilleures acquisitions de ces derniers mois. Sa passion pour la musique extrême - une passion dont il avait cessé de chercher les causes ou les justifications - l’avait déjà conduit sur des sentiers houleux voire douloureux. ULCERATE l’entraînait cette fois sur des territoires vierges, émergés des remous suscités par les sillages croisés d’autres formations de talent telles qu’IMMOLATION, GORGUTS, NEUROSIS ou DEATHSPELL OMEGA. Les Néo-Zélandais possédaient une personnalité forte assortie d’une technique ahurissante qui les amenait à pratiquer une forme de Brutal Death originale et jusqu’au-boutiste pour laquelle il ne voyait pas de précédent. Une sorte de Post Brutal Death, pour employer une expression à la mode, qui repoussait les frontières de leur précédente oeuvre “Of Fracture and Failure”, en accentuant les influences Sludge ou progressives.

Seuls les vocaux lui inspiraient un léger doute. Moins rauques, moins clairs, moins fous, ils se contentaient désormais d’être gutturaux et discrets. Un coup d’oeil sur le livret lui apprit le départ du précédent chanteur et son remplacement par le bassiste. Un détail.
L’essentiel resterait à découvrir, plus tard, lorsque les hurlements de terreur, les souvenirs sombres et humides de sang, de larmes et de boue tapis au creux de son esprit le tiendraient éveillé, memento mori que la folie sonore d’ULCERATE viendrait calciner, comme un exorcisme.
C’est, du moins, ce qu’il espérait.




Rédigé par : La Myxine | 17/20 | Nb de lectures : 12596