On ne soulignera jamais assez à quel point le fait d’avoir coupé le cordon ombilical Century Media a fait du bien à The Gathering. Au-delà d’un évident gain de liberté artistique, cette autogestion nouvelle a surtout offert au groupe ce dont il avait peut-être le plus besoin pour développer sa musique : du calme. Du calme non pas au sens absolu car les implications liées à la fondation et au maintien de leur propre structure de production (Psychonaut Records) ont sans doute généré leur lot de stress et d’emplois du temps saturés, mais du calme dans la mesure où Anneke et sa suite se sont affranchis des contraintes normalisées et rébarbatives du carnaval promotionnel orchestré à la minute par les labels phare, et ainsi se sont largement coupés de la pression des attentes. Le calme c’est d’ailleurs le fil d’Ariane qui court d’un bout à l’autre de ce recueil de Souvenirs, matérialisé dans une multitude de notions lexicales connexes qui caractérisent le ton de l’album : patience, sang-froid, détachement, sérénité, perfectionnisme…
Autrefois The Gathering excellaient dans une forme de metal simple, aujourd’hui ils excellent dans un trip-rock plutôt complexe, ce qui en passant sur les étapes de la métamorphose en dit déjà long sur le différentiel d’exigence auquel le groupe s’est soumis entre ces deux stations. Dans tous les cas de figure, l’élément central a toujours été et demeure la voix inimitable d’Anneke van Giesbergen, mais l’escalade vers la maturité a abouti à voir son rôle muer vers davantage d’ubiquité et de transparence. Que de mondes entre un « Nighttime Birds » où le chant lyrique à l’extrême emplissait tout l’espace autour d’un tissu instrumental aux allures de faire-valoir, et un « These Good People » où Anneke multiplie les directions, les changements de registre et les émotions jusqu’à instiller une forme d’expression conversationnelle dans laquelle ses différentes incarnations vocales jouent à s’emboutir et à se relayer. Sans toutefois complètement courber l’échine, la puissance pure a tendu le sceptre à l’amplitude et au caractère, ce qui naturellement est la porte ouverte vers une instrumentation enfin opérante qui prend en charge une partie substantielle du synopsis musical.
Architectes de cette nouvelle peau, les guitares rentrées sont garantes d’une progression noble et soutenue, les basses synthétiques animent la charpente des morceaux par leurs circonvolutions dynamiques, et les percussions aux temps minutieusement ciselés sont des exemples d’application cohérente. Certes cela n’a plus grand chose d’instinctif, ni même de charnel, il n’en reste pas moins que les morceaux accomplissent leur propos audacieux sans dévier de leur orbite. « You Learn about it », par exemple, est une ballade idyllique sur le mode largo où la musique traverse un passage particulièrement naturel penché sur le récital mélancolique d’Anneke. A l’inverse, « Broken Glass » est presque méconnaissable par rapport à la version épurée pour piano et chant qui figurait sur l’appetizer « Black Light District » : ce sont les effluves électroniques qui en régissent le squelette tandis que le phrasé prend des accents plus durs et plus rythmiques. Sur « Monsters » ou sur « These Good People », des entames vocales qui auraient jadis donné lieu à des longs refrains paraboliques se voient brisés à l’amorce et emboîtés dans des séquences turbulentes et imprévisibles – une privation rationnelle qui n’en est que plus remarquable car elle démontre le renoncement à la commodité au profit de morceaux réfléchis à la plastique étagée. La dernière passe d’armes entre Anneke et un Trickster G (Garm pour les retardataires) étonnamment à l’aise dans un langage sans redondances est à elle seule un retour sur investissement. D’un point de vue d’ensemble, chaque titre déploie des attributs distinctifs qui rendent l’écoute passionnante, et malgré un côté quasiment progressif il n’y a aucunement disette au niveau des mélodies féériques et des cadences suspendues conviant au mouvement de tête.
Nécessairement touchés par la musique et le rapport à la création musicale d’artistes indépendants comme Massive Attack, Portishead, Ulver ou peut-être même Porcupine Tree, The Gathering ont parfaitement su synthétiser leurs ambitions dans un modèle de travail d’équipe. A l’image de son artwork qui renvoie dos à dos la beauté immédiate d’une explosion de nuances florales et l’attirance vers un univers visuel plus trouble et fragmenté, « Souvenirs » est un album qui pose des questions à l’auditeur et à l’inverse de ses prédecesseurs refuse de distiller des évidences – un album qui innove et en même temps contient en ne cessant de le cimenter tout ce qui a fait de The Gathering un groupe indispensable au paysage artistique mondial. Alors quand j’entends trahison à gauche, quand j’entends soporifique à droite, excusez moi mais je rigole !



Rédigé par : Uriel | 18/20 | Nb de lectures : 11856