Parmi les groupes qui délaissent une esthétique codifiée au profit d'une vision expérimentale de leur musique, on retrouve fréquemment les formations emblématiques du metal avant-gardiste, toujours prêtes à repousser les limites de l'audible grâce à l'utilisation d'harmonies et d'arrangements extravagants façonnés par moultes emprunts à la musique contemporaine. A l'exact opposé du spectre de cette recherche musicale naviguent en revanche des musiciens qui ouvrent des perspectives sur la forme par une réflexion sur le multimédia. Supports et contenus deviennent mixtes afin de libérer de nouvelles forces créatives.

C'est sur ce terrain que s'aventurent très concrètement les musiciens de TAOP en donnant à leur dernier album la forme d'un livre audio. Les pistes sont dès lors si parfaitement brouillées qu'on ne sait plus vraiment si « Urfe » est un texte enregistré ou une bande son théâtralisée. Mais j'y reviendrai. L'album, enfin... le livre, ou plutôt l'objet se présente sous la forme d'un double CD de 45min chacun, intitulés « Grief of the unclean » et « The great unwashed ». Sur le fond, les deux CD invitent à suivre l'histoire de Urfe, à la fois personnage et narrateur, dans son exploration cauchemardesque de Locus Eyrie sur les traces de son mystérieux guide Pylon. Le texte est déclamé par un comédien britannique professionnel d'une façon très théâtrale qui n'est pas sans rappeler les grandes heures de Peter Cushing à la Hammer ou Vincent Price outre-Atlantique. La référence au roman gothique ou au fantastique anglais ne s'arrête pas là puisque le récit, dense et souvent hermétique, rapporte la lente chute de Urfe dans un territoire infernal où la folie règne en maître.
Ça fait envie présenté ainsi hein? Là où les choses se compliquent c'est que le texte de l'histoire n'est pas livré avec les CD. Pas de petite clochette pour vous dire de tourner la page. A moins d'être bilingue ou anglophone averti vous risquez de fondre une paire de connexions neuronales en tentant de suivre ce récit rédigé dans un anglais plus que littéraire et dont la déclamation torturée se perd souvent dans les mouvements de la musique. Oui, il y a quand même de la musique. Je vous l'avais pas dit?

Ceux qui connaissent déjà la musique de TAOP doivent sourciller depuis un bon moment. Le précédent album « Deleted Scenes from the Transition Hospital » avait frappé très fort dans le genre en cristallisant le meilleur du dark ambient et de l'indus autour d'un chant et de thèmes carrément black. Un must dans le Black ambient. Sauf que les Anglais ne sont définitivement pas du genre à répéter deux fois le même album ni la même démarche.
Cette intransigeance toute à leur honneur les emmène néanmoins sur un terrain glissant dans la mesure où en poussant leur processus de composition dans ses derniers retranchements, ils se retrouvent à offrir une galette de strict dark ambient quasiment inabordable pour qui n'est pas prêt à s'enfiler 1h30 de sons organiques déstructurés et de nappes dépressives rehaussées dudit texte. Pour être parfaitement honnête le second CD comporte 4 chapitres aux accents nettement plus metal, même si le chant est souvent à la limite du spoken words, comme une récompense après les 50 premières minutes (si comme moi vous êtes un peu circonspect face aux productions du genre). Ceux qui connaissent le label suédois Cold Meat Industry sauront de quoi je parle.

J'oublierais presque qu'il s'agit d'un livre-audio, il convient donc de le juger en tant que tel. Pris dans sa globalité l'album constitue une bande originale tout à fait réussie dans des ambiances qui rappellent volontiers le travail de Akira Yamaoka sur la saga Silent Hill. Le hit japonais est d'ailleurs une influence avouée du travail de TAOP qui reprend à son compte des thèmes forts tels que les paysages urbains pourrissants, l'hôpital hanté et les profondeurs de la démence. Là encore la musique est volontiers narrative et remplit à merveille son rôle évocateur, en bonne complémentarité avec la voix du comédien (Leslie Simpson pour les curieux).

Délicat d'amener une conclusion tant l'appréciation de "Urfe" dépend de votre perméabilité à l'anglais et de votre goût pour l'ambient. A noter que l'absence des textes n'est pas un oubli mais une omission volontaire des auteurs destinée à forcer l'auditeur à utiliser d'autres clés que celle du récit pour pénétrer l'œuvre. On peut trouver cela génial ou totalement nébuleux selon l'humeur. Demeure un dernier problème pour moi : où ranger l'album dans ma discothèque? A côté de « Un coeur simple » lu par Lucchini ou du dernier BLUT AUS NORD?


Rédigé par : #Guillaume# | 11/20 sans le texte 14 | Nb de lectures : 10839