RRUPT - Traverser (Egone) - 20/02/2004 @ 23h27
L’objet intrigue au premier coup d’œil, sur ce qu’il renferme, mais d’abord sur sa provenance. Car un épatant digipack couleur sable avec son livret, sertis d’un bandeau cartonné et porteurs des présages d’une immense richesse visuelle, ce n’est pas à proprement parler le genre de proie que les labels jettent habituellement en pâture dans l’arène aux chroniqueurs. Il est donc peu étonnant que le commanditaire de l’initiative agisse en marge des « circuits » de promotion-distribution propres à la planète metal. Egone, dont il est question, est un petit nid d’indépendance dont les œufs sont rares, mais d’autant plus précieux. Cette petite structure basée à Bordeaux ne se limite pas au support musical, puisqu’elle officie également (et à ce que j’ai pu comprendre en priorité) dans le domaine de l’édition, ce en quoi le but avoué est de patronner la création d’articles de collection à fort coefficient esthétique, romans, livres-objets, recueils de dessins, bandes dessinées décalées, etc. La jonction avec l’album qui nous occupe est ainsi toute trouvée, puisque « Traverser » est dans sa conception même très étroitement enchaîné à un livre estampillé Egone, en l’occurrence le presque éponyme « Traverser du Désert » (intéressante entorse à la locution), texte du dénommé Lionel Tran. Le sujet en est la quête existentielle et introspective d’un moine qui, un beau jour, décide de quitter sa communauté et de laisser derrière lui toutes ses possessions dans le but de se lancer dans une traversée du désert en solitaire. N’ayant pas (encore) lu ledit ouvrage, je suis dans l’impossibilité de rendre compte de la synergie entre les pages et leur traduction sonore, mais les intuitions optiques engendrées par une signature pour le moins inédite, au carrefour de l’indus et de l’ethnique, renvoient sans discussion un tableau fidèle à la trame évoquée.
« Traverser » est une preuve éclatante que, dans un certain contexte, la musique « assistée » par ordinateur est tout à fait prédisposée à sublimer son enveloppe synthétique pour partir à la rencontre des cultures et des grands espaces. Au fil de leitmotivs arabisants qui ondulent et enivrent jusqu’à l’hypnose, Rrupt développe tout un engrenage de percussions syncopées parfois voisines du trip-hop, d’insolites canevas de sonorités industrielles et autres remous phréatiques en infra-basse. Une sorte de mariage chimérique au mépris des règles spatio-temporelles, dont la sophistication intime n’a d’égale que l’impression paradoxale de dépouillement qui flotte à sa surface. Si l’on revient régulièrement au parfum nomade des mélodies d’orient, la chaleur avenante qui en règle générale s’en dégage est ici largement tempérée par 1° leur allure étrangement traînante, anesthésiée, comme si les musiciens se produisaient juste après une intraveineuse de chloroforme, 2° le malaise critique qui gangrène des portions ambient minimaliste dignes d’un Raison d’Être, indicatrices d’une alternance cruelle entre errance uniforme sous un soleil de plomb, et accès de désespoir invincible. Une dualité qui ne cesse de se faire plus accablante et plus lourde psychologiquement à mesure que l’on avance dans l’album, vers ce qui - du point de vue du moine - pourrait être le point de non retour. Enfin, au terme de l’odyssée (ou plutôt au terme de ce qui nous en est relaté ici), la pression se relâche subitement, une guitare acoustique cristalline apparaît et rythme le crépuscule de l’album d’accords simples mais choisis pour imprimer une émotion toute organique, pour la première fois. Quel aléa, quelle prise de conscience est à l’origine de ce brusque retournement d’humeur ? Seuls les lecteurs de « Traverser du Désert » seront à même d’effectuer un parallèle avec ce qui se passe à la fin du roman… peut-être…
Pour seuls repères une couleur torride, un pointillé d’horizon au bout des dunes, un mirage flou par intermittences, un murmure inquiétant que l’on finit par adopter comme son compagnon de voyage. Rrupt ne révèle pas le diamètre complet d’un décor, ni sa pleine résolution. On devine la magie d’un paysage, on ressent le spectre d’un événement qui se prépare dans le lointain, et en définitive on ne voit jamais rien de distinct. Mais l’esquisse est déjà si dense, si belle, qu’il serait superflu d’exposer l’œuvre finie. Mieux vaut en rester au suggéré, c’est entendu, la musique y puise tout son attrait, dans le mystère, dans le besoin d’y revenir encore et encore, pour voir s’il ne traîne pas l’un ou l’autre indice qu’on aurait négligé d’empocher la fois précédente.
Même si le créneau « géographique » en est aux antipodes, ce serait bien de voir Ulver, aujourd’hui, tirer la bride sur le côté toujours un peu indéterminé (pour ne pas dire aléatoire) de leurs compositions, afin de leur permettre la richesse de découverte et l'autonomie d’un « Traverser ». Combinée avec leur talent et leurs moyens, une telle approche, plus globale, pourrait être source de miracles.
Mais retournons à « Traverser » pour finir… Plusieurs facteurs en rendent l’écoute éprouvante, du fait de savoir que chaque étape qui reste à parcourir sera plus dure, plus torturée, jusqu’à l’autodiscipline de fer qui régit le vœu de silence que rien ni personne ne viendra remettre en cause. En cela c’est un album qui laisse l’auditeur seul, seul face à un désert d’incertitudes évanescentes, peut-être même seul face à ses angoisses lorsque l’alchimie entre le médium et son récipient tend vers une empathie modèle. « Chaque pas est un souvenir qui se libère »… Rrupt nous invite au baptème d’une catharsis, à nous reposer sur l’épaule de cet être spirituel engagé par un choix impénétrable dans une aventure incertaine jusqu’au bout de la pénitence et du doute, jusqu’à la mise en péril de sa foi, et au terme de laquelle la récompense, si elle existe, ne sera certainement pas d’ordre matériel. Un électro/ambient obsédant, exigeant et original, qui plus est distingué par une caution philosophique solide et un artwork très estimable, je ne sais pas vous mais moi, si je ne possédais pas déjà le CD, je n’attendrais pas la prochaine tempête de sable pour me renseigner !
http://www.rrupt.com
http://www.egone.net


Rédigé par : Uriel | 15,5/20 | Nb de lectures : 7188




Auteur
Commentaire
Nagel
Invité
Posté le: 27/02/2004 à 22h00 - (7390)
j'ai le bouquin "traverser du désert" depuis qq temps déjà et je ne savais pas que Rrupt l'avait illustré musicalement. le bouquin n'a rien de joyeux, même si le côté quête initiatique est très intéressant. Rrupt avait déjà officié pour le feu magazine "la rose noire" sur le suicide, et j'avoue que leur disque crée pour l'occasion m'avait séduit. sorte d'éléctro ambiant assez froid.. bref je vais surement me pencher dessus !


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