Nouvelle-Guinée le Jeudi 06 Janvier 2010,

Je me nomme Philip August Griffith. Je suis médecin à bord du “Providence”, porte-conteneur battant pavillon panaméen. J’ai 42 ans à l’heure où je m’empresse d’écrire ces lignes avant de perdre définitivement les derniers lambeaux de raison qu’il me reste. Des mots pour tenter d’agripper la réalité qui semble vaciller, trembloter autour de moi comme la lumière d’une flamme à bout de combustible.
J’ai peur...
Je suis terrifié par ce que j’ai vu, par ce que j’ai entendu, parce ce que j’ai fait. Par les horreurs qui vont s’abattre sur l’Humanité par ma faute, par notre faute à tous si nous n’y prenons garde...

Comme je regrette, ce maudit 22 décembre, de n’avoir suivi les autres matelots dans leurs bacchanales du port de Brisbane, d’être allé faire commerce avec le Diable plutôt que de visiter les cuisses des souillons du port. Poussé par je ne sais quel maléfice, j’ai préféré me perdre dans les rues et acheter çà et là des produits locaux aux indigènes, laissant au hasard le soin de remplir mes poches de quelques colifichets, d’herbes médicinales, et surtout de ce disque: “Swarth”. Maudit soit ce nom que j’épelle en tremblant de peur de voir l’obscurité me saisir à nouveau. De le revoir, lui...

Nous faisions déjà route vers Jakarta lorsque je me décidai à insérer cette abomination dans le lecteur de ma cabine. C’est avec un mélange de fascination et de consternation que je découvrai alors des grondements que l’on ne peut décemment pas qualifier de musicaux, ni d’humains.
J'eus, dès l’ouverture, la sensation d’avoir pénétré un lieu oublié de Dieu, d’assister sans y être invité à une cérémonie occulte. Des rythmes hypnotiques, frénétiques martelaient les basses fréquences tandis que la réalité semblait se distordre, se dissoudre dans l’agression sonore de cordes bâtardes. Le Chaos, le Mal s’adressaient à moi par l’intermédiaire de hurlements graves, râpeux et acides qui semblaient refroidir l’atmosphère pourtant humide et étouffante de ma cabine. Je plongeai dans les ténèbres hurlantes, fragile, porté par les quelques bribes de mélodies qui émergeaient parfois du magma sonore. J’entrai dans une transe induite par les pulsations barbares, issues d’un autre âge qui m’étouffaient de leurs immondices.
Les grincements, les stridences, les percussions s’appliquaient à déchirer le tissu de ma conscience pour trouver le chemin de mon cerveau reptilien, stimulant des fonctions primitives dont l’Homme a perdu l’usage depuis longtemps. J’étais perdu dans un voyage intérieur, sans espoir de retour. Une régression psychembryologique qui m'entraînait aux origines de la vie.
J’errai dans les abysses océaniques en proie au cauchemar le plus terrifiant qu’il m’ait été donné de vivre. Ballotté, impuissant, dans le sillon de l’effroyable tempête acoustique qui ne cessait de me consumer, je remontais les lignées phylogénétiques. J’étais mammifère, poisson, myxine, cnidaire... Mes chairs se disloquaient, j’abandonnais mes organes comme autant de tuniques usagées, inutiles. J’étais la simplicité nue de l’amibe; unicellulaire face à l’immensité de l’univers. J’étais le rien confronté au tout.

Soudain, le silence.
La fin de “Swarth” n’était pas moins répugnante que l’oeuvre elle-même. Elle me laissait nu, dépouillé de mon humanité et de ce fil pourtant vicieux qui me reliait encore à mon existence.
Face à moi, dans l’obscurité éternelle des grands fonds gisait une masse gigantesque qu’éclairaient des algues luminescentes. Les ondes sonores m’avaient de toute évidence conduit vers cette chose innommable. Dans quel but? A mesure que mes yeux s’accoutumaient à la lueur verdâtre, je découvrais un immonde enchevêtrement de tentacules. Ces organismes s’enroulaient, ondoyaient, serpentiformes, sous l’effet d’un courant invisible. Leurs chairs flasques s’entrelaçaient pour former des membres anthropoïdes à la fois titanesques et odieux. Au centre d’un cercle de pseudopodes, deux bulbes jaunes et vitreux surmontaient le corps en une parodie de tête. J’étais face à la créature la plus abominable qui ait jamais été engendrée. Une chose d’un autre âge, d’un autre monde, indescriptible, qu’il ne m’appartenait certainement pas de contempler.

J’aurais dû mourir, je souhaitai mourir frappé par la terreur qui m’habitait à la vision de ce corps maudit. J’étais pourtant incapable de m’en détacher, incapable de faire le moindre geste de fuite - et où, d’ailleurs, aurais-je fui? N’étais-je pas la victime d’une hallucination? D’une expérience quasi chamanique dans laquelle m’auraient plongé les vibrations acoustiques du disque?
Hypnotisé par la contemplation de ce Dieu venu d’ailleurs, je ne prêtai tout d’abord pas attention aux chuchotement qui montaient des ténèbres.
- “Swash yhss a-khaee, Swash yhss a-khaee, Pow ta haL yhss ath owgn. Chtulhu fhtagn”
- “ Swash yhss a-khaee, Swash yhss a-khaee, Pow ta haL yhss ath owgn. Chtulhu fhtagn”
Cette incantation semblait palpiter en moi au même rythme que les excroissances du titan. Elle enflait, pulsait, balayait mes pensées de son souffle dégénéré.
- “ Swash yhss a-khaee, Swash yhss a-khaee, Pow ta haL yhss ath owgn. Chtulhu fhtagn"
Chaque son prenait possession de mon âme et me dévorait l’esprit comme autant de parasites affamés. Mes sens me trahissaient et je me sentais défaillir sous le poids de l’infamie. Je succombai, victime de l’Horreur Absolue.

Combien de temps restai-je inconscient, perdu entre la vie et la mort, entre folie et réalité? Je ne le sais. Je m’éveillai sur la couche de ma cabine, trempé d’une sueur salée et nauséabonde, la tête douloureuse et les nerfs tétanisés par ce rêve abject. Durant les jours qui suivirent, je ne quittai ma cabine qu’à la nuit tombée pour aller m’abreuver, évitant à tout prix de passer sur le pont et de voir l’océan. Je passai mes journées prostré dans l’obscurité, la tête résonnant des invocations maléfiques entendues dans l’ombre.
Je les comprends, maintenant. Je sais... L’Horreur tapie au fond de l’océan, le grand Dieu Chtulhu, va se réveiller. “Swarth” est la clé repoussante qui ouvre la porte de son royaume onirique... Il s’apprête à régner et à faire de l’Homme son esclave, mais cela ne me concerne déjà plus, je ne serai plus là pour le voir. Ces derniers temps, des nodules sont apparus sur ma peau. Des trèmes se dessinent sur mon cou et des membranes translucides se développent entre mes phalanges. Mes jours sont comptés, une forme de cancer inconnu me ronge. La pire qui soit, je le crains.
Ce soir, je mettrai une fois de plus “Swarth” dans le lecteur, je me glisserai sur le pont et je me jetterai dans l’océan. J’ai peur, mais je dois faire vite. Je suis paniqué à l’idée de ne pas parvenir à mourir, d’être contraint de rejoindre les séides du Dieu Ancien. Comment, en effet, parviendrai-je à me laisser noyer avec ces branchies qui me sortent de la gorge et ces doigts palmés?