LISA GERRARD & PATRICK CASSIDY - Immortal Memory (4AD) - 11/03/2004 @ 11h06
Depuis l’arrêt de Dead Can Dance, la grande prêtresse de la voix se consacre en priorité aux musiques de film, ce qui ne l’empêche pas de nous bénir, de temps à autres, avec une œuvre de son cru où ses talents et ses humeurs peuvent s’épancher indépendamment d’images extérieures. Ecrit et arrangé en collaboration avec le compositeur irlandais Patrick Cassidy, « Immortal Memory » marque une rupture dans le lignage des albums solo de Lisa Gerrard, en cela qu’il rejoint plutôt l’intersection de ses dernières B.O.F. et de la mystique intimiste du Dead Can Dance de la fin des 80’s. A la fois exorde et premier nocturne, « The Song of Asmergin » se hisse hors des cendres par la grâce d’une paresseuse procession de cordes, qui fait soudainement halte puis reprend à sa source à l’instant où une mélopée voilée de langueur s’élève d’une distance invisible pour venir endeuiller la marche. On commence déjà à soupçonner que quelque chose de très grand est en train de naître, une fontaine de beauté jadis fantasmée, rendue vivante par la conjonction de deux âmes-sœurs aux délicieuses tentations nostalgiques et des possibilités de design acoustique modernes. Le reste de l’album ne trahira pas un seul instant cette intuition enfiévrée. « Immortal Memory » incarne le forage spirituel qui relie les oreilles aux tréfonds des entrailles ; lorsque de telles complaintes intactes et désarmantes de sobriété stagnent dans une pièce close, plus aucune entropie ne peut exister : une musique blanche pour faire le vide en soi et autour de soi, une musique élégiaque pour panser ses blessures, dans un puissant paradoxe cathartique. Point de percussions que quelques roulements prophétiques sans sévérité, l’éventail orchestral modeste et son application anti-démonstrative frappent par leurs vertus essentielles, vers la recherche d’une pureté confinant à l’ascèse. En clé de voûte : « Asmergin’s Invocation », tribut empreint de dévotion à la culture irlandaise, dont la douce silhouette toute en trinômes harmoniques et en culminances refusées aurait pu trouver place sur l’intouchable « Winds Devouring Men » d’Elend. A l’image de la sélection par la patience qui a rendu ce dernier album imbuvable pour beaucoup de monde, il est d’ailleurs probable que « Immortal Memory » ne sera pas élu à l’unanimité. Il s’en trouvera assez pour geindre qu’il ne se passe pas grand chose, que les mélodies ne sont pas assez « gothiques », les dramatiques pas assez embossées, les instruments pas assez présents, et que, dans l’ensemble, l’écoute du CD à l’approche de minuit est plus radicale que l’absorption d’un cubitainer d’anxiolytiques dilués dans de la tisane à la camomille… Pas la peine de s’étendre là-dessus, les réfractaires potentiels se reconnaîtront, il sera plus sage pour eux d’en rester à Dark Sanctuary… En annotation du titre « Abwoon (Our Father) », qui n’est autre que le Notre Père en Araméen (la langue originelle des Juifs de Palestine), le duo ose une amorce d’engagement politique - ou plus sûrement apolitique - en fustigeant l'usurpation des rhétoriques religieuses par « les leaders occidentaux » (l’emploi poli du pluriel paraît quelque peu superflu…). Personne ne leur en voudra outre-mesure, d’autant que rien ne transparaît de cette incartade para-musicale au long de cette émouvante litanie sur le mode mineur, où le timbre exceptionnellement replié de Lisa Gerrard prend des allures de consolation maternelle. Dans un registre légèrement différent, des morceaux comme « Elegy » ou « Immortal Memory » affichent une ressemblance plus directe avec ce qu’elle a pu apporter au film « Gladiator ». Le tissu instrumental est dormant et réclame de rester suspendu au chant et à ses chaudes spirales pour s’ouvrir les voies du dépaysement. Le presque Góreckien « Paradise Lost » (illustré par les trois vers initiaux du célèbre poème épique de John Milton) marque le renfoncement le plus ténébreux de l’album, tandis que l’oraison finale « Psallit in Aure Dei », composée par le seul Cassidy, ramène doucement vers la lumière à force de récitations célestes avec en toile de fond un thème simple et optimiste à l’orgue de chapelle. On pourra toujours regretter que, passé « Asmergin’s Invocation », la musique quitte la sphère de l’état de grâce perpétuel pour n’y remonter « que » sporadiquement par la suite, cela n’empêchera pas « Immortal Memory » de s’imposer comme l’album qui, 17 ans après, possède enfin la magie et le charisme pour venir se poster aux côtés d’un « Within the Realm of a Dying Sun » sur le piédestal des références néo-classiques suprêmes.


Rédigé par : Uriel | 18/20 | Nb de lectures : 9148




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Commentaire
Loufi
Membre enregistré
Posté le: 11/03/2004 à 11h39 - (7590)
J'ai du arrêter d'écouter ce disque car il me mettait le moral dans les chaussettes. Lisa Gerrard est une des plus grandes chanteuses contemporaines et si ce "Immortal memory" ne grouille pas d'originalité, il constitue une pièce chargée d'émotion à fleur de peau et de beauté minimaliste. On atteint presque le niveau des meilleurs Dead Can Dance.

Uriel
Invité
Posté le: 11/03/2004 à 18h24 - (7601)
ca fait beaucoup de choses que tu arrêtes ces derniers temps. Allez, reprends-en, c'est de la bonne celle là!

[eMp]
Membre enregistré
Posté le: 08/05/2004 à 13h48 - (8594)
Je l'ai enfin acheté.

Vous êtes tous les deux (Uriel dans la chronique et Loufi dans son commentaire) à 100% dans le vrai : cet album est sans surprise tant d'un point de vue musical que lyrique. Mais par contre quelle formidable pesanteur, quelle magnifique procession et surtout que d'émotions à l'état pur !

Tout simplement le meilleur album de la carrière post DCD pour Lisa Gerrard. Bien que sans vague, cette pièce irréprochable dans son style.

Raymond-Bernard Durand
Invité
Posté le: 01/04/2005 à 19h54 - (14652)
Oui, le meilleur de Lisa Gerrard sans Brendan Perry. On retrouve les sommets quasi-religieux de "Within the Realm..." et "The Serpent's Egg". Avec une ampleur symphonique très bien utilisée grâce à Cassidy. Lisa est au sommet de sa profondeur vocale. Une perle, un bijou, un régal que l'on écoute souvent, mais que je n'ai pas trouvé déprimant pour ma part. D'une profondeur mystique très rare avec ce que ça comporte d'austérité et d'obscurité, au-delà de l'habituel aspect spirituel de DCD, d'accord... mais pas tellement triste.



solarfall
Membre enregistré
Posté le: 04/04/2005 à 14h29 - (14683)
Je suis absolument d'accord avec Raymond-Bernard Durand : Je ne trouve pas triste un seul instant cette sublime oeuvre... Elle appelle au recueillement, à l'évasion aussi, elle suscite un incroyable bouquet de saveurs et d'émotions, mais jamais je n'ai trouvé quoique ce soit de triste dans cet album ou dans toute l'ère post Dead Can Dance de Lisa Gerrard. Peut être une question de contexte d'écoute chez Loufi qui a provoqué cela ?

Avec le temps, j'en suis venu comme Uriel à préférer un chouilla la première moitié de l'album, qui relève de la perfection absolue... Et comme la seconde partie n'en est pas loin non plus, on tient logiquement ici un pur joyau !




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