Il y avait une certaine excitation à commander "Lords of Chaos" chez Feral House au crépuscule du siècle dernier. Un ouvrage traitant du black metal, cela avait de quoi intriguer. De plus, on pouvait espérer que l'éditeur contre-culturel américain qui propose des ouvrages ésotériques et musicaux soit suffisamment concerné pour aborder la sanglante histoire du genre sans tomber dans les abominables clichés. Camion Blanc a permis en 2005 aux non-anglophones de se plonger également dans la lecture de ce livre à la couverture sans équivoque. L'ouvrage traduit est la version anglaise de 2003, comportant une nouvelle préface (et des corrections mineures). Entre cette seconde version anglaise et sa traduction, il n'y a pas de différences de contenu, hormis une publicité pour la bibliographie Camion Blanc, quelques fautes de grammaire et une traduction du titre à laquelle je préfère l'originale. La version française tient toutefois bien la route par rapport à l'originale. Pour être complet, je signale au passage l'existence d'une compilation double CD sortie en 2003 pour accompagner la version allemande du livre. Vous pouvez désormais récupérer ce gadget sur eBay.

Ecrit par l'Américain Michael Moynihan (également membre du groupe Blood Axis) et le Norvégien Didrik Søderlind, l'ouvrage se divise en treize chapitres ; de la génèse du black métal à l'annonce du Ragnarok final. Suivant une présentation chronologique, les auteurs détaillent la naissance du mouvement musical puis ses concepts et dérives. Le nombre abondant de photos est très plaisant et permet de remettre certains documents dans leur contexte (notamment les coupures de presse). Le fil conducteur annoncé du livre est le satanisme et tout groupe n'abordant pas cet aspect est simplement esquivé car hors sujet.

Il est donc logique de commencer par une présentation des influences satanistes des musiciens du XXème siècle (Aleister Crowley, Anton LaVey) et des premiers projets de musique satanique dans les années 60-70. Pour parvenir rapidement au cœur du sujet, les genres extrêmes qui flirtent avec le satanisme (le death, le thrash avec Slayer) sont rapidement évacués pour se focaliser sur l'influence (sans surprise) de Venom et Bathory. Ces chapitres de mise en bouche laissent un goût plutôt amer. Ils délaissent certains éléments fondateurs : la scène sud-américaine, pourtant abordée par instants, la position assez mineure de Hellhammer/Celtic Frost. Par contre, ils mettent en avant plus que de raison un groupe à la réputation sulfureuse sur la scène death suédoise : Unleashed. Dès cet instant, le parti pris est hélas de mise et on sent bien que le fil conducteur sataniste cède sa place à un autre fil, bien plus dérangeant dans un ouvrage censé être consacré à la musique. En rouge et noir, comme le chantait Jeanne Mas.

Vient ensuite la partie centrale de l'ouvrage ; la genèse de la scène au travers de nombreux témoignages recueillis par les auteurs entre 1995 et 1997 et une collecte de nombreux documents. Sans grande surprise, l'ouvrage cite le rôle-pivot de Euronymous qui, au travers de Mayhem, de Deathlike Silence Productions et de son magasin Helvete, va mettre en place les fondamentaux de la scène black metal. Si on s'en tient à des éléments factuels, toute cette partie apporte pas mal d'informations. J'ai bien parlé de "factuel" car toutes les données ont été recueillies par de nombreuses interviews et déformées par le prisme d'intervenants interrogés plusieurs années après les faits. Les auteurs attachent d'ailleurs trop d'importances aux faits divers et aux ragots colportés, notamment les longues litanies de Varg Vikernes, et les informations sont à prendre avec d'infinies précautions. Si on élude les grosses rumeurs, on peut dresser un rapide portrait de Euronymous : un utopiste avec un grand sens du spectacle, mais un très mauvais gestionnaire qui jouait d'une image fantasmée dans le but d'acquérir une renommée. Il était logique que ce personnage au vernis théâtral ne s'entende pas avec un Varg Vikernes qui incarnait profondément le rôle qu'il s'était donné.

C'est d'ailleurs à partir du moment où Vikernes intervient dans l'histoire que l'intérêt du livre baisse. Le volume de pages consacré à Vikernes est indécent par rapport à Euronymous, à la limite de la tribune militante. Totalement partial concernant Euronymous et les rôles respectifs des membres de la scène norvégienne, la parole de Vikernes perd rapidement de son intérêt, se contredisant sur de nombreux points au fil des pages. Le lecteur se rend compte que Varg est une "grande gueule" qui intellectualise désormais ses actes passés pour justifier sa conduite et passe son temps à se mettre en avant. Le problème est que le livre passe un temps très long auprès de Vikernes, à décrire en long et en large les exactions norvégiennes, puis ensuite allemandes, donnant l'impression de verser dans le sensationnalisme de bas étage. Il fallait ça pour titiller l'intérêt voyeuriste d'éventuels lecteurs en allant tutoyer le nazi dans sa cellule. Notre fil conducteur grossit et on peut maintenant faire de l'escalade avec.

Il faut ensuite attendre le chapitre 10 pour avoir un peu de contenu. Les interviews des artistes (Ihsahn, Ulver) puis de personnalités extérieures au monde du métal sont les plus intéressantes. La définition du satanisme qui en découle offre une vision bien plus mature et apolitique du sujet que la rébellion adolescente des chapitres précédents. Hélas cela ne dure qu'une cinquantaine de pages et les auteurs vont alors évacuer cette intéressante orientation pour se raccrocher au meurtre perpétré par le groupe mineur allemand Absurd (ils portent bien leur nom, ceux-ci). Après les longs passages accordés à Vikernes, l'irruption de Absurd fait grossir notre fil conducteur rouge et noir à la taille d'une attache de navire. Il ne reste plus qu'à conclure en balayant rapidement les faits divers des différents pays émergents dans le monde du black metal et en associant une dernière fois le genre à l'extrême droite avant la dernière page.

Au bilan, le parti pris de "Lords of Chaos" est assez clair, en associant dès que possible la scène à l'extrême droite et en éludant volontairement l'immense majorité n'étayant pas son propos. Les connivences de Michael Moynihan avec l'extrême droite sont connues au travers de la fondation Abraxas et c'est un biais à prendre en compte impérativement par le lecteur. "Lords of Chaos" sous-entend qu'une internationale nazie structurée est prête à bouleverser le monde et que l'auditeur de black metal est un nazillon en puissance. L'auteur Kevin Coogan a publié en 1999 un article sans concession sur le livre de Moynihan qui résume fort bien les dérives de cet ouvrage. Plus gênant que le sensationnalisme, c'est surtout la récupération politique qui pose problème à la lecture de "Lords of Chaos". Si on ajoute à cela que les informations datent d'il y a plus de dix ans (tous les évènements relatés se passent avant 1997 et la scène a énormément changé depuis), on obtient un livre assez puant dont la lecture doit se faire avec beaucoup de précaution, d'autant plus qu'il est seul sur le sujet. Sans controverse, c'est assez simple d'écrire l'histoire.


Auteur : Michael Moynihan et Didrik Søderlind
Traduit de l’anglais par Sylvia Rochonnat

Editeur France : Camion Blanc, 2005
Editeur Original : Feral House, 1998, 2003

Nombre de pages : 528
Prix : 30 euros


Rédigé par : Prince de Lu | Sale et méchant/ | Nb de lectures : 14244