Jordan Rudess ne s’en est jamais caché, il adore les groupes prog des années soixante-dix. Ça tombe bien, moi aussi. Il m’arrive de temps à autres de me repasser les grands standards de cette période. Mais, ça reste des standards qui pour la plupart sont difficiles à reproduire. Essayez donc de trouver des reprises dignes de ce nom de "Fifth Of Firth", de "Gates Of Delirium" ou de "21st Century Schizoid Man". Pas sûr d’y retrouver tous ses petits. Des remix, ça c’est plus courant.

Rudess lui, il s’en fout, il connaît son Emerson et son Banks sur le bout des doigts. Et puis il s’est entouré de monstres sacrés: Rod Morgenstein : batterie - Steve Morse : guitare - Vinnie Moore : guitare - Joe Satriani : guitare - Greg Howe : guitare - Dave Larue : basse - Kip Winger : chant, pistes 4 et 8.

Cette richissime distribution n’est pas de trop pour assurer le programme osé auquel se frotte le claviériste de Dream Theater : Genesis, Yes, Gentle Giant, un medley incluant King Crimson en plus des groupes précités.

Ça commence par "Dance On A Volcano". Ce n’est bien évidemment pas le titre le plus chiadé de Genesis. J’ai cité plus haut "Fifth Of Firth" mais j’aurais tout aussi bien pu parler de "Looking For Someone", "The Knife", "The Musical Box", "Watcher Of The Skies" ou, rêvons un peu, la mythique suite "Supper’s Ready". Mais c’est le premier titre de "A Trick Of The Tail" (1976) qui a été choisi. Est-ce par manque d’ambition ? A ceci je réponds non. D’abord parce que Rudess est un virtuose et qu’en tant que tel, aucune pièce si complexe soit-elle ne peut lui faire peur. Ensuite, "Dance On A Volcano" est tout de même assez alambiquée avec suffisamment de breaks et de plans impairs pour satisfaire aux canons du prog seventies grand cru. Et Rudess le façonne à sa manière ; moderne, énergique et musclé. Steve Morse en assure le chant plutôt bien. Résultat ? Voici ce qu’en dit Tony Banks : “ J’aime vraiment la manière dont Jordan a recréé ce titre ; le son est très bon. Il n’a pas seulement, et avec succès, capturé l’esprit de l’original ; il lui a réellement insufflé sa propre vision. La seconde partie est très intéressante car Jordan y a introduit une phase complètement nouvelle. C’est bien vu ! »

"Sound Chaser" qui suit est le deuxième titre de l’album "Relayer" (1974), le plus hermétique de la discographie de Yes. Rudess aurait pu affronter "Gates Of Delirium" mais "Sound Chaser", c’est déjà pas mal. Ça virevolte, ça balance, bref, c’est bien dans le ton de l’esprit de cet album hybride qui a dérouté plus d’un fan du groupe anglais. Qu’en pense Jon Anderson ?
« C’est un de ces titres magiques qui s’est rapidement imposé dans ma tête un jour lors d’une tournée. Entendre Jordan danser autour de la mélodie est une joie qui me rend nostalgique. »
Bel hommage du frontman sexagénaire de Yes.

Honorer Gentle Giant est légitime tant cette formation a donné au rock prog des seventies.
On ne compte plus les groupes qui ont essayé d’imiter les vocalises et les chœurs du quartet britannique. "Just The Same" est issu de "Freehand" (1975) 7ème album de leur discographie.
La joie avec laquelle Rudess l’interprète témoigne du respect du claviériste à son égard.
Un respect auquel Dereck Schulman, le chanteur de GG n’est pas insensible : « Et bien, avec des doigts agiles et des pianos syncopés, Jordan Rudess fait du Gentle Giant ! Quel concept ! J’avais les orteils recroquevillés, m’attendant au pire et finalement je me retrouve avec un sourire de satisfaction amusée, car non seulement ces types m’ont rassuré mais, ils ont fait bien plus de ce titre que Gentle Giant ne l’avait fait. Félicitations donc à Jordan et à ses acolytes pour avoir rendu justice à ce titre et au groupe. Nous leur en sommes très reconnaissants et honorés. » CQFD.

Après cette entrée en matière copieuse et réussie, on atteint le ventre mou de cet hommage aux dinosaures. Le "JR Piano Medley" est comme son nom l’indique un medley de titres de Genesis, Yes, King Crimson entièrement interprétés au piano et malgré le talent de Rudess, c’est un peu indigeste. Reste la magnifique mélodie d’"I Talk To The Wind" qui donne des frissons.

Je passe également sur "Piece Of The Pie" (3min06) qui est une composition personnelle, très technique de Rudess (possiblement rejeté par D.T) et qui n’a pas de véritable intérêt eu égard à l’esprit de ce retour aux sources.

Je m’arrêterai plus longuement sur la « masterpiece » qui clôt l’album. Car Rudess s’attaque ici à un monument du prog pompeux et emphatique, le gargantuesque "Tarkus" du trio ELP.

Et de « masterpiece » il s’agit bien dans tous les sens du terme. 22 minutes de voyage au pays de la folie de son créateur, Keith Emerson et tiré du second album éponyme ("Tarkus") sorti en 1971. L’album et le titre sont un véritable maelström d’une richesse et d’une complexité rares qui peut dérouter l’auditeur lambda et qui en a laissé plus d’un sur la route. Qu’en a fait Jordan Rudess ? Respectant partiellement ce qui fait l’essence même de ce titre mythique, à savoir l’omniprésence des claviers toutes sonorités dehors, Rudess sort la cavalerie, synthé, moog et hammond en tête. Il se glisse avec sagesse et brio dans les méandres tortueux, les ambiances variées, les thèmes enchevêtrés, les empilements déjantés de son foutraque et baroque géniteur, mentor et référence à ses heures d’une foultitude de claviéristes en herbe ou de renom. Pour mémoire, la dernière reprise réussie d’ELP qu’il m’ait été donnée d’entendre remonte à l’album "Angels Of The Apocalypse" de Mastermind en 2000. Jens Johansson y reprenait avec talent "The Silent Enigma" (1972).

En résumé, Rudess se fait plaisir. Certains trouveront qu’il ne bouleverse pas assez les pièces qu’il a choisies de reprendre rendant ainsi un hommage trop respectueux. Je ne suis pas tout à fait de cet avis. Témoin la façon énergique dont il mène les claviers sur "Dance On A Volcano", ou les solos de guitare très différents des originaux sur "Soundchaser". D’autres pourront arguer qu’il craint de décevoir les puristes. C’est une nouvelle fois un mauvais procès. Les interventions des différents protagonistes sont suffisamment personnels pour se démarquer d’un trop grand académisme. Réécoutez donc "Tarkus", parfait équilibre entre les 2 approches.
Le chant de Kip Winger y est confondant de similitude avec Greg Lake dans le registre grave. Car au début, c’est Steve Wilson qui s’y colle.

Peu importe, ces différentes interprétations, qu’elles soient dans la ligne directrice ou non sont d’excellente facture. Mais, je le reconnais bien volontiers, c’est un disque pas facile à vendre car de deux choses l’une : soit vous pensez qu’il ne faut pas toucher aux institutions et vous trouverez à redire, soit vous souhaitez plus d’audace et d’innovation, voire une relecture complète et dans ce cas ce retour à la maison se fera sans vous.

01. Dance on a Volcano (8’44) / Genesis / A Trick Of The Tail 1976
02. Sound Chaser (12’54) / Yes / Relayer 1974
03. Just the Same (8’22) / Gentle Giant / Freehand 1975
04. JR Piano Medley (8’22) / Yes-Genesis-King Crimson-Jon Anderson
05. Piece of the Pi (3’05) / Jordan Rudess
06. Tarkus (22’47) / Emerson Lake & Palmer / Tarkus 1971


Rédigé par : Karadok | 16/20 | Nb de lectures : 10624