Sauvé. Devin est sauvé.

Totalement crâmé par le succès incontrôlable de Strapping Young Lad, notre pauvre ami avait en 2007 jeté à la face du monde un Ziltoïd en forme de pirouette avant de disparaître pour se recentrer sur lui-même et les siens, afin de ne pas périr pour de bon.

C'est qu'il nous avait fait peur, le pépère. Oh, bien sûr, ce n'était pas la première fois qu'il déjantait. On l'avait même connu flirtant avec la folie à l'époque d'Infinity... Mais jamais cet infatigable bosseur n'avait jusqu'à lors subi les affres du burn out. Car c'est bel et bien de cela dont il est question. A bout de forces, rongé par des dépendances diverses, et profondément malheureux, Devin a dû faire un gros travail sur lui-même avant de pouvoir se remettre à composer. De son propre aveu, « Ki » est le premier album écrit par un Townsend 100% clean. A ce titre, peu importe que ce disque soit bon ou pas, après tout. Ce serait un non-sens total d'en accueillir le substrat avec un laconique : « Il avait plus de talent quand il souffrait ». Mais la vraie vie est plus cruelle encore que le monde - déjà sans pitié - de Maya l'Abeille, et certains d'entre vous l'ont pensé tellement fort que je l'ai entendu jusqu'ici, pas la peine de mentir.

« Ki » va faire grincer quelques dents, c'est certain. Pas chez les inconditionnels de Devin, bien sûr : ceux-là peuvent s'enquiller les expérimentations du projet DevLab dès le réveil et trouver cela énergisant. En revanche, les fans de Strapping Young Lad qui ne jurent que par la facette extrême du bonhomme peuvent d'emblée passer leur chemin, car ici, tout n'est que « luxe, calme et volupté ». Même le superbe « Biomech » d'Ocean Machine, première livraison atmosphérique du Canadien sortie il y a 11 ans (!) paraît presque énervé en regard de ce nouvel album. C'est pourtant bien du côté de « Biomech » et du non moins sublime « Terria » que l'on trouvera les prémices de « Ki », même si celui-ci ne partage pas avec ses deux glorieux ancêtres le côté « larger than life » qui les rend si impressionnants. Il est ici plutôt question de rock planant. A ce titre, on ne s'étonne guère de savoir Devin bosser sur la suite de cet album (premier d'une série de quatre, tous à sortir dans un délai d'un an) avec Anneke Van Giersbergen, qui va à coup sûr se fondre dans l'univers du bonhomme de très heureuse manière. En attendant d'avoir une vision d'ensemble de ce quadryptique annoncé, « Ki » en assure l'introduction en posant çà et là quelques jalons dans des registres divers. Atmosphérique pur, donc, comme ce « A Monday » d'ouverture - simple et sublime, rock sur « Heaven Send » (qui s'énerve un petit peu) ou encore « Trainfire » et sa rythmique de machine à vapeur amusante (sans plus), ballade (« Lady Helen »), folk (« Quiet Riot »)... Du moelleux, principalement, mais pas toujours lumineux. Car si l'on sait le bonhomme plus serein qu'il y a deux ans, Devin ne s'est pas mué pour autant en Monsieur Joyeux, et la dualité de certaines ambiances ne respire pas la paix de l'esprit absolue.

Principal regret : « Ki » n'est pas exempt de longueurs. On n'osera évidemment pas évoquer le mot « ennui », mais certains plans répétés à l'envi ne sont pas sans installer une certaine lassitude. On le sait : Townsend, d'un naturel bavard (dans la vie comme dans sa musique), n'a jamais été un spécialiste de la concision. Au chapitre des bons points marquants, on notera l'excellence du line-up présent, et particulièrement du prodigieux batteur Duris Maxwell (The Temptations, Jefferson Airplane) dont la finesse rappelle au bon souvenir de Ginger Baker dans sa période Masters Of Reality. Et puis surtout, une production titanesque, qui transforme chaque écoute de l'album en immersion totale. Un vrai bonheur que ce son, qui donnerait envie de tester par plaisir tous les systèmes audio que l'on a à portée de main (et on imagine la boucherie que pourrait être l'album mixé en 5.1, Steven Wilson style).

Un apéritif est censé ouvrir l'appétit ; pas se substituer au plat de résistance. On considèrera donc « Ki » comme tel, et à ce titre on lui fera honneur sans arrière-pensée. Mais les odeurs qui viennent de la cuisine donnent déjà envie de passer à la salle à manger pour quelque chose d'encore plus consistant, car on sait quel génie peut être ce diable de cuistot lorsqu'il est dans ses grands jours. Vite, à table ! (NB : Cette image culinaire a obtenu il y a deux semaines le prix du jury au Festival de la Métaphore de Brie-Comte-Robert).


Rédigé par : Rahahaaz | 15.5/20 | Nb de lectures : 13122