CANAAN - A Calling to Weakness (Eibon Records) - 14/05/2003 @ 10h50
La mélancolie et l’artiste. De tous temps un mariage fertile en chefs-d'œuvre. Peut-être parce qu’à l’aurore du besoin de créer quelque chose se trouve déjà la quête d’un manque, conscient ou non. Les merveilles de nos siècles sont imbibées d’ennuis et maculées d’incompréhension ou pire, d’interprétations abusives qui ont ouvert pour certains, plus infortunés que d’autres, ou trop controversés de leur vivant, la porte à l’opprobre posthume et à des clichés indélébiles dont l’histoire de l’art aurait pu se passer. La mélancolie n’est pas nécessairement synonyme de tristesse, encore moins d’aphasie. Elle est au contraire un puissant carburant spirituel d’une hygiène totale, en ce sens que l’être mélancolique tend à la pureté à travers la résistance à une matérialité extérieure dont il abrite son ego. S’il est au fond plus rêveur inoffensif que martyr exalté, son œuvre, elle, représentation écorchée de sa place dans le monde – donc de son insatisfaction chronique – ou d’un croisement entre ses craintes et ses concupiscences – souvent : la nature, les extases religieuses, la chair, etc. –, se pare d’un caractère hautement dramatique, souvent symptomatique du désir de fuir une époque, ses toiles de fond et ses philosophies. (En vrac) chez l’ange pensif de Dürer, chez le Christ en Croix de Friedrich, chez le Jeune Werther de Goethe, chez le Roquentin de Sartre ou chez le Cygne de Tuonela de Sibelius, ne retrouve-t-on pas à chaque fois de ce poignant appel vers une existence en mal de justifications ? En même temps des œuvres de cette trempe sont parmi les plus universelles, celles auxquelles il est le plus facile de s’identifier, parce que tout un chacun peut trouver accès à leurs messages sans se voir confronté à des challenges de style ou d’érudition infranchissables, et sans devoir se frayer un périlleux chemin intellectuel parmi une jungle de commentaires et d’analyses contradictoires. La mélancolie fait sourdre l’art viscéral en libérant le procédé de ses chaînes méthodologiques.
Ce petit briefing personnel est certes complètement arbitraire et très simplificateur, autant qu’il n’a certainement pas valeur d’étude, mais je suis convaincu que l’on peut adopter ce point de vue afin de comprendre le magnétisme empathique qui attire l’esprit vers les grandes œuvres dictées par les maux et le questionnement ontologique.
Venons-en à Canaan. Oh, je n’aurais pas l’outrecuidance de placer le quintet italien dans le même panthéon que les noms cités ci-dessus. Quoique, ce sera aux musicologues des décennies à venir d’en juger – pour ma part j’en doute profondément, mais on peut se consoler avec la certitude que des Lara Fabian ou les empailletés de la Star Ac’ ne connaîtront pas plus longue survivance. Après un détour réussi mais très, très opaque par les bas-fonds de la décadence urbaine sur « Brand New Babylon », Canaan reviennent à un désespoir obsessionnel qui leur sied remarquablement. Et c’est là que se trouve le lien avec ce qui précède. « A Calling to Weakness » n’est jamais soumis au calcul, il est simple d’accès et n’a pas pour objet d’incarner la toute perfection musicale, mais il possède la faculté rarissime de refléter à nu les états d’âme de ses géniteurs… et pour cela il me colle la chair de poule à chaque voyage – ces derniers jours je suis une usine à tremblements.
Canaan pratiquent une musique franche et directe au carrefour du dark rock, du doom et de l’atmosphérique raffiné, qui repose largement sur le chant à la fois grave et velouté de Mauro, expert dans l’art de véhiculer des émotions patentes. Il est d’ailleurs important de remarquer que les autres vocalistes qui prêtent leur concours à l’album disposent tous d’un timbre de voix approchant, ce qui bien entendu joue pour l’homogénéité à travers la variété. Variété dans les langages employés également puisque, outre l’Anglais, le spleen de Canaan se décline en Italien, en Tchèque ( !) ainsi qu’en Arabe ( !!!) lors d’une intro étonnante par ses accents, mais parfaitement dans le ton endeuillé propre à l’album entier. Les compositions sont souvent traversées par un filin répétitif et sans caractère propre joué à la guitare claire, qui sert de squelette sur lequel viennent se greffer tous les éléments mélodiques et les arrangements. La particularité de cet album est, sur pratiquement tous les morceaux, l’enchaînement de notes et d’accords qui jalonnent une évolution graduelle vers toujours plus de détresse et de mélancolie – on y revient, et je parle cette fois-ci de mélancolie pure : les chansons de Canaan sont bouleversantes. Là où des groupes comme Katatonia ou Rapture – ou dans genre plus analogue, Depeche Mode – parviennent à concentrer dans un refrain l’un où l’autre pic de nostalgie communicative, Canaan vivent en permanence dans une douleur à sens unique (vers le bas, toujours vers le bas), une douleur qui emprunte le plus bel exutoire qui soit, non pas dans une neurasthénie artificiellement éplorée à la Deinonychus, mais dans une kyrielle de mélodies nobles, parfois apaisantes et d’une beauté apte à percer les carapaces émotionnelles les plus épaisses. Les synthés déposés en couches glabres et aériennes (un peu façon 70’s prog’ rock) apportent le liant fondamental et la petite touche « gothique » sans laquelle l’ensemble aurait peut-être un arrière-goût un peu sec. Truffé de superbes interludes ambient plus musicaux que par le passé (présence de flûtes, de clochettes, de plain-chant grégorien, etc.), « A Calling to Weakness » est bel et bien le pinacle que l’on attendait dans la carrière de Canaan. Tenter d’isoler des titres phares par rapport à d’autre serait injuste vu que le disque tient sans problème la distance ambitieuse des 72 minutes, mais je ne peux m’empêcher de citer les arrache-cœurs « Prayer for Nothing », « Everything you Say » et son terrible dénouement, « Un Ultimo Patetico Addio » qui fait honneur à la langue italienne, « Chrome Red Overdose » où les guitares se font plus acides à la limite du noisy, et puis le final « Frequency Omega », tellement pétrifiant d’élégance triste dans toutes ses lignes que j’en suis encore à me demander si ce n’est pas la plus belle chanson qui m’ait jamais masturbé le conduit auditif ; le jugement patientera.
Qui sait, la prochaine aventure de Canaan sera peut-être un suicide collectif… En attendant, profitons de l’universalité immédiate de diffusion de l’art à notre époque pour célébrer ceux qui savent capturer sur un médium impérissable le négatif révélateur d’un monde absurde qui, par impatience ou par indifférence congénitale, laissera toujours ses vrais artistes du moment crever sous l’ossuaire de leurs propres illusions avortées – pour le plus grand bonheur des spéléologues exaltés des générations ultérieures.



Rédigé par : Uriel | 19/20 | Nb de lectures : 7631




Auteur
Commentaire
Timmy
Membre enregistré
Posté le: 12/03/2005 à 20h22 - (14121)
Je connais pas le CD, mais la chro est magnifique !

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