ANGE - Au-Delà du Délire (Philips) - 16/02/2014 @ 03h55
Si le rock progressif des 70’ a été largement dominé par des formations étrangères et surtout britanniques, il serait injuste d’oublier que la France - même à une plus modeste échelle - fut également pourvoyeuse de groupes dignes d’intérêt. Et parmi ceux-ci, on ne saurait faire l’impasse sur le plus emblématique de tous : Ange.
Le rock français en général et le progressif en particulier doivent beaucoup à Ange. Quand bien même son aura et ses chiffres de vente d’albums sont loin d’égaler ceux des ténors de la scène anglaise qui se comptent en dizaines de millions. Le groupe franc-comtois a très tôt montré un potentiel au dessus de la moyenne nationale et seul capable de concurrencer ses pairs britanniques. Mais succès et reconnaissance furent tardifs.
D’abord, Ange était-il un groupe de rock prog ? Alors que cette définition n’existait même pas au début des seventies ne faut-il pas plutôt voir en lui un groupe de rock original, avec son univers, ses influences bien marquées et un chanteur leader nanti d’une forte personnalité ? Si forte qu’elle lui permit dans cette période poste yéyé baignée de variété aussi prolifique que mièvre de proposer un style qui s’éloignait des modes en vigueur. Mais va pour progressif si ça peut rassurer les apôtres de la traçabilité et de l’étiquetage.
En fait et comme souvent, tout est une question de timing. Le Genesis français – comme on l’a un peu vite surnommé – est arrivé sur la scène rock dans un contexte d’effervescence musicale permanente mais phagocytée par une bande d’opportunistes plus soucieuse d’imiter les anglo-saxons que d’innover. Pourtant, le groupe belfortin mené par un drôle de zèbre en la personne de Christian Decamps avait tout pour séduire la frange d’auditeurs fans de ce rock sophistiqué qui déferlait de la Perfide Albion, emportant tout sur son passage tel Attila sur les plaines de l’Europe. Il fallait simplement que les esprits de l’époque soient assez ouverts pour en saisir toute la subtilité.
Et puisqu’il est question de Genesis – et il va en être souvent question - comparons ce qui l’est vraiment et tordons le coup aux idées reçues. Oui, et en dehors du timbre de voix, Decamps offrait une expression orale qui s’apparentait fortement à la théâtralité de l’Archange Gabriel. Tantôt poignante, tantôt burlesque. Oui, le style, la musicalité des français présentaient des similitudes avec le son et l’ambiance folk médiévale des géniteurs de Foxtrot. Les compositions énergiques ou fiévreuses accentuaient ce trait. Même les pochettes d’album (en tout cas celle-ci et les deux suivantes) illustrées d’univers oniriques et champêtres avaient un air de ressemblance. Différence notoire cependant, Ange n’utilisait pas de mellotron mais un « viscount » sorte de clavier hybride conçu par Francis Descamps à la suite d’un inopiné et bienvenu incident de réglage. Cet engin produisait des sonorités typiques et fût en quelque sorte le bien heureux « responsable » du son caractéristique du groupe.
Et la comparaison s’arrête ici. Si les anglais montraient une virtuosité époustouflante, une orchestration et une production quelque peu emphatique - en grande partie grâce aux qualités exceptionnelles d’un line-up de rêve et à des moyens presque illimités - nos petits français opposaient eux, une fraîcheur bon enfant et une authenticité sans fard. Non pas qu’ils se soient montrés manchots ou maladroits. Disons que leurs vertus étaient ailleurs et que l’essentiel de leur inspiration et de son incarnation, ils la puisaient aux sources d’une certaine forme de chanson réaliste « à la française » – certains disent de terroir - servie par des artistes tels que Jacques Brel ou Léo Ferré eux-mêmes héritiers d’Aristide Bruant.
A propos du Grand Jacques, ils reprendront avec bonheur le célèbre « Ces gens-là » en ouverture de leur second album (Le Cimetière des Arlequins) paru un an plus tôt. Preuve de la qualité de cette reprise, l’artiste belge saluera l’initiative osée mais pleinement réussie.
Petite parenthèse concernant Le Cimetière des Arlequins. Au demeurant, c’était un album éminemment sympathique voir ébouriffant par certains côtés et ce malgré une production qui ne lui rend pas justice comme d’ailleurs tous les premiers albums. Malheureusement il ne parvint pas à bouleverser outre mesure les médias chargés de relayer l’actualité musicale francophone de cette décennie. Quelques auditeurs attentifs - souvent hors de nos frontières - y ont vu pourtant le frémissement de quelque chose qui pouvait ressembler au Grand groupe français que la scène rock de notre pays attendait désespérément. Ironie de l’histoire, ce disque sera certifié « d’or » en 1976 soit 3 ans après sa sortie et permettra au groupe de participer et de triompher au festival de Reading aux côtés de…Genesis ! Et parmi la foule, le jeune Steve Hogarth ne fut pas le dernier à les acclamer. Les auditeurs anglais d’alors se montrèrent bien moins frileux que nos compatriotes et surent apprécier ce qui venait de par chez nous pourvu qu’il manifesta un soupçon « d’exotisme ». Comme on le dit trop souvent, nul n’est prophète en son pays !
Mais, en l’An de Grâce 1974, Ange perce enfin le mur de l’indifférence éhontée des médias franchouillards. Et de la plus belle des manières. Lorsqu’Au-delà Du Délire pointe son nez au printemps de cette même année, tout est en place pour en faire un succès. Il est en tout cas celui qui va véritablement lancer la carrière du groupe. (100 000 exemplaires vendus). La formation compte le meilleur linup possible : Les 2 frères Décamps – Christian au chant et aux claviers (notamment le clavecin) – Francis aux claviers, effets spéciaux et chœurs – Daniel Haas à la basse et à la guitare acoustique – Jean Michel Brézovar à la guitare solo et 12 cordes et Gérard Jelsch à la batterie et aux percussions. Quelques invités viendront apporter qui une touche de violon sur Godevin Le Vilain, qui sa voix pour des monologues savoureux. (Voix d’enfant sur La Bataille du Sucre – Voix d’homme sur Au-delà du Délire).
Incontestablement, l’arrivée de ce 4e opus signe l’entrée du rock français « expressionniste » dans la cour des grands, celle, excusez du peu, des Genesis (bien sûr) et autres King Crimson. Avec Au-delà du Délire, Ange a tout compris ou presque de ce qui a fait la renommée d’albums comme Foxtrot ou In The Court of The Crimson King. Et il va mettre cette lucidité au service d’une idée et d’un projet plus que géniaux. Certes emprunté aux grands frères anglo-saxons de l’époque, cependant adapté à l’esprit et à la philosophie d’une âme bien gauloise. (Ballade Pour Une Orgie – Les Longues Nuits d’Isaac).
Au-delà du Délire (quel titre approprié !) c’est avant tout un art work malin et séducteur, un concept où se mêle histoire médiévale et voyage dans le temps. Celle de Godevin le Vilain mériterait un chapitre à elle seule. Mais bien plus que la trame narrative de ce concept, c’est son illustration sonore qui en fait un chef-d’œuvre intemporel.
Composé de 8 titres sans aucune faiblesse, dès le premier (Godevin le Vilain), Au-delà du Délire installe un climat baroque et déroule son intrigue semi fantastique. Le texte* à la fois poétique et bouleversant, l’utilisation combinée et intelligente du violon et du clavecin participent à cette mise en situation plus qu’excitante. Tout au long de l’album, cette association de séquences mélodramatiques ou tragicomiques transcende le concept et transporte l’auditeur dans une dimension fantasque et où il est véritablement jouissif de se promener. (Si J’étais le Messie – La Bataille du Sucre).
À l’opposé des super techniciens de Yes (par exemple), la prestation des musiciens d’Ange n’est ni pompeuse ni démonstrative et se coule parfaitement dans le décor arrangé par son mentor et principal compositeur Christian Descamps. Un décor d’où il est difficile de s’extraire sans une certaine nostalgie et mélancolie et cela même 40 ans après sa création.
Avec le recul de 4 décennies, est-il osé d’affirmer qu’Au-delà du Délire est le meilleur album de rock progressif français jamais produit ? C’est une question à laquelle certains se dépêchent de répondre par l’affirmative quand il en laisse d’autres dubitatifs ! En vérité, là n’est pas le problème. Car répondre oui, c’est aller un peu vite en besogne et négliger toute autre production contemporaine de la formation de l’Est hexagonal et toutes celles qui ont suivi. (Mona Lisa – Atoll – Clearlight pour les anciens / Versailles – Eclat – Nemo – Skeem – XII Alphonso - The Black Noodle Project pour les plus récents – Liste non exhaustive).
A défaut d’être le meilleur opus du rock progressif à la française, ce troisième album n’en demeure pas moins la référence, la pierre angulaire sur laquelle d’autres viendront poursuivre la construction d’un édifice solide au charme particulier, salué par les amateurs de la planète prog toute entière. Merci à Ange d’avoir été ce précurseur talentueux, ce défricheur audacieux, ce « petit con » à la fois ambitieux et rêveur auquel nous nous sommes parfois identifiés. Pour tout cela et bien d’autres choses encore, Ange est grand à tout jamais…
…même si la suite de sa carrière s’écrira en pointillés alternant succès commerciaux auréolés d’autres récompenses, demi -échecs ou naufrages complets. Ainsi, Emile Jacotey qui suit en 1975 connut une fin d’enregistrement douloureuse aux dires de Christian Descamps. Alors que la première partie est fabuleuse, la seconde est composée et produite dans la précipitation. La belle cohésion affichée jusque là finit par se lézarder en raison des crises d’autorité de son mentor qui enrage de ne pouvoir mener à bien le concept du livre des Légendes qui a présidé à l’inspiration de l’album.
Par Les Fils de Mandrin sorti en 1976 est un album aux qualités inégales où l’on ne retrouve que trop rarement le souffle baroque de ses prédécesseurs. Puis vient Guet-Apens (1978) qui tente de renouer avec le faste d’antan. Il y parvient souvent, frôlant même la perfection sur le titre phare Cap’tain Cœur de Miel qui restera ce que le groupe a composé de plus long (14’) et de plus beau. Certains amoureux d’Ange classeront même ce 6e opus comme le meilleur de toute sa discographie. Il figure en tout cas comme l’acmé de sa période progressive la plus intéressante.
Mais quelque chose s’est brisé et c’est le début de la chute et la fin l’âge d’or pour Ange. Les années 80 seront artistiquement difficiles : départs de certains membres fondateurs, production d’albums à la chaine (pas moins de 9 albums entre 1980 et 1989) mièvres, sans intérêts eu égard à son riche passé. Bien plus qu’un mal interne propre au groupe, c’est l’époque qui a changé et le rock progressif n’est plus en odeur de sainteté en France comme partout ailleurs. Le punk, le disco, la new wave vont lui porter le coup de grâce.
Ainsi va la vie, ainsi sont les hommes. Une page s’est tournée.
* « Et le petit con était triste, il ne savait pas lire. Et l'obscur qui brouillait la piste au feu de ses désirs.
Je ne sais plus très bien son nom, je crois qu'il s'appelait Godevin le vilain démon venu des marais.
Une à une ses pensées s'envolent emportées par la pluie. Et le petit con se fait drôle en mal de litanies.
Honte à celui qui n'entend que d'une seule oreille. Car le petit con est plus grand que l'éternel soleil… »
Karadok – 1974-2014 : 40e anniversaire. Indispensable ça va sans dire…
Rédigé par : Karadok | 1974 | Nb de lectures : 1811
Je confirme : un album vraiment beau. Je suis surpris de le retrouver en chronique ici.
Greg80 Membre enregistré
Posté le: 16/02/2014 à 08h44 - (30569)
Un très bel album, c est barré , c est poétique aussi, c est très bien joué! Du gros rock progressif excellent! Les premiers albums d Ange sont tous terribles!
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Le rock français en général et le progressif en particulier doivent beaucoup à Ange. Quand bien même son aura et ses chiffres de vente d’albums sont loin d’égaler ceux des ténors de la scène anglaise qui se comptent en dizaines de millions. Le groupe franc-comtois a très tôt montré un potentiel au dessus de la moyenne nationale et seul capable de concurrencer ses pairs britanniques. Mais succès et reconnaissance furent tardifs.
D’abord, Ange était-il un groupe de rock prog ? Alors que cette définition n’existait même pas au début des seventies ne faut-il pas plutôt voir en lui un groupe de rock original, avec son univers, ses influences bien marquées et un chanteur leader nanti d’une forte personnalité ? Si forte qu’elle lui permit dans cette période poste yéyé baignée de variété aussi prolifique que mièvre de proposer un style qui s’éloignait des modes en vigueur. Mais va pour progressif si ça peut rassurer les apôtres de la traçabilité et de l’étiquetage.
En fait et comme souvent, tout est une question de timing. Le Genesis français – comme on l’a un peu vite surnommé – est arrivé sur la scène rock dans un contexte d’effervescence musicale permanente mais phagocytée par une bande d’opportunistes plus soucieuse d’imiter les anglo-saxons que d’innover. Pourtant, le groupe belfortin mené par un drôle de zèbre en la personne de Christian Decamps avait tout pour séduire la frange d’auditeurs fans de ce rock sophistiqué qui déferlait de la Perfide Albion, emportant tout sur son passage tel Attila sur les plaines de l’Europe. Il fallait simplement que les esprits de l’époque soient assez ouverts pour en saisir toute la subtilité.
Et puisqu’il est question de Genesis – et il va en être souvent question - comparons ce qui l’est vraiment et tordons le coup aux idées reçues. Oui, et en dehors du timbre de voix, Decamps offrait une expression orale qui s’apparentait fortement à la théâtralité de l’Archange Gabriel. Tantôt poignante, tantôt burlesque. Oui, le style, la musicalité des français présentaient des similitudes avec le son et l’ambiance folk médiévale des géniteurs de Foxtrot. Les compositions énergiques ou fiévreuses accentuaient ce trait. Même les pochettes d’album (en tout cas celle-ci et les deux suivantes) illustrées d’univers oniriques et champêtres avaient un air de ressemblance. Différence notoire cependant, Ange n’utilisait pas de mellotron mais un « viscount » sorte de clavier hybride conçu par Francis Descamps à la suite d’un inopiné et bienvenu incident de réglage. Cet engin produisait des sonorités typiques et fût en quelque sorte le bien heureux « responsable » du son caractéristique du groupe.
Et la comparaison s’arrête ici. Si les anglais montraient une virtuosité époustouflante, une orchestration et une production quelque peu emphatique - en grande partie grâce aux qualités exceptionnelles d’un line-up de rêve et à des moyens presque illimités - nos petits français opposaient eux, une fraîcheur bon enfant et une authenticité sans fard. Non pas qu’ils se soient montrés manchots ou maladroits. Disons que leurs vertus étaient ailleurs et que l’essentiel de leur inspiration et de son incarnation, ils la puisaient aux sources d’une certaine forme de chanson réaliste « à la française » – certains disent de terroir - servie par des artistes tels que Jacques Brel ou Léo Ferré eux-mêmes héritiers d’Aristide Bruant.
A propos du Grand Jacques, ils reprendront avec bonheur le célèbre « Ces gens-là » en ouverture de leur second album (Le Cimetière des Arlequins) paru un an plus tôt. Preuve de la qualité de cette reprise, l’artiste belge saluera l’initiative osée mais pleinement réussie.
Petite parenthèse concernant Le Cimetière des Arlequins. Au demeurant, c’était un album éminemment sympathique voir ébouriffant par certains côtés et ce malgré une production qui ne lui rend pas justice comme d’ailleurs tous les premiers albums. Malheureusement il ne parvint pas à bouleverser outre mesure les médias chargés de relayer l’actualité musicale francophone de cette décennie. Quelques auditeurs attentifs - souvent hors de nos frontières - y ont vu pourtant le frémissement de quelque chose qui pouvait ressembler au Grand groupe français que la scène rock de notre pays attendait désespérément. Ironie de l’histoire, ce disque sera certifié « d’or » en 1976 soit 3 ans après sa sortie et permettra au groupe de participer et de triompher au festival de Reading aux côtés de…Genesis ! Et parmi la foule, le jeune Steve Hogarth ne fut pas le dernier à les acclamer. Les auditeurs anglais d’alors se montrèrent bien moins frileux que nos compatriotes et surent apprécier ce qui venait de par chez nous pourvu qu’il manifesta un soupçon « d’exotisme ». Comme on le dit trop souvent, nul n’est prophète en son pays !
Mais, en l’An de Grâce 1974, Ange perce enfin le mur de l’indifférence éhontée des médias franchouillards. Et de la plus belle des manières. Lorsqu’Au-delà Du Délire pointe son nez au printemps de cette même année, tout est en place pour en faire un succès. Il est en tout cas celui qui va véritablement lancer la carrière du groupe. (100 000 exemplaires vendus). La formation compte le meilleur linup possible : Les 2 frères Décamps – Christian au chant et aux claviers (notamment le clavecin) – Francis aux claviers, effets spéciaux et chœurs – Daniel Haas à la basse et à la guitare acoustique – Jean Michel Brézovar à la guitare solo et 12 cordes et Gérard Jelsch à la batterie et aux percussions. Quelques invités viendront apporter qui une touche de violon sur Godevin Le Vilain, qui sa voix pour des monologues savoureux. (Voix d’enfant sur La Bataille du Sucre – Voix d’homme sur Au-delà du Délire).
Incontestablement, l’arrivée de ce 4e opus signe l’entrée du rock français « expressionniste » dans la cour des grands, celle, excusez du peu, des Genesis (bien sûr) et autres King Crimson. Avec Au-delà du Délire, Ange a tout compris ou presque de ce qui a fait la renommée d’albums comme Foxtrot ou In The Court of The Crimson King. Et il va mettre cette lucidité au service d’une idée et d’un projet plus que géniaux. Certes emprunté aux grands frères anglo-saxons de l’époque, cependant adapté à l’esprit et à la philosophie d’une âme bien gauloise. (Ballade Pour Une Orgie – Les Longues Nuits d’Isaac).
Au-delà du Délire (quel titre approprié !) c’est avant tout un art work malin et séducteur, un concept où se mêle histoire médiévale et voyage dans le temps. Celle de Godevin le Vilain mériterait un chapitre à elle seule. Mais bien plus que la trame narrative de ce concept, c’est son illustration sonore qui en fait un chef-d’œuvre intemporel.
Composé de 8 titres sans aucune faiblesse, dès le premier (Godevin le Vilain), Au-delà du Délire installe un climat baroque et déroule son intrigue semi fantastique. Le texte* à la fois poétique et bouleversant, l’utilisation combinée et intelligente du violon et du clavecin participent à cette mise en situation plus qu’excitante. Tout au long de l’album, cette association de séquences mélodramatiques ou tragicomiques transcende le concept et transporte l’auditeur dans une dimension fantasque et où il est véritablement jouissif de se promener. (Si J’étais le Messie – La Bataille du Sucre).
À l’opposé des super techniciens de Yes (par exemple), la prestation des musiciens d’Ange n’est ni pompeuse ni démonstrative et se coule parfaitement dans le décor arrangé par son mentor et principal compositeur Christian Descamps. Un décor d’où il est difficile de s’extraire sans une certaine nostalgie et mélancolie et cela même 40 ans après sa création.
Avec le recul de 4 décennies, est-il osé d’affirmer qu’Au-delà du Délire est le meilleur album de rock progressif français jamais produit ? C’est une question à laquelle certains se dépêchent de répondre par l’affirmative quand il en laisse d’autres dubitatifs ! En vérité, là n’est pas le problème. Car répondre oui, c’est aller un peu vite en besogne et négliger toute autre production contemporaine de la formation de l’Est hexagonal et toutes celles qui ont suivi. (Mona Lisa – Atoll – Clearlight pour les anciens / Versailles – Eclat – Nemo – Skeem – XII Alphonso - The Black Noodle Project pour les plus récents – Liste non exhaustive).
A défaut d’être le meilleur opus du rock progressif à la française, ce troisième album n’en demeure pas moins la référence, la pierre angulaire sur laquelle d’autres viendront poursuivre la construction d’un édifice solide au charme particulier, salué par les amateurs de la planète prog toute entière. Merci à Ange d’avoir été ce précurseur talentueux, ce défricheur audacieux, ce « petit con » à la fois ambitieux et rêveur auquel nous nous sommes parfois identifiés. Pour tout cela et bien d’autres choses encore, Ange est grand à tout jamais…
…même si la suite de sa carrière s’écrira en pointillés alternant succès commerciaux auréolés d’autres récompenses, demi -échecs ou naufrages complets. Ainsi, Emile Jacotey qui suit en 1975 connut une fin d’enregistrement douloureuse aux dires de Christian Descamps. Alors que la première partie est fabuleuse, la seconde est composée et produite dans la précipitation. La belle cohésion affichée jusque là finit par se lézarder en raison des crises d’autorité de son mentor qui enrage de ne pouvoir mener à bien le concept du livre des Légendes qui a présidé à l’inspiration de l’album.
Par Les Fils de Mandrin sorti en 1976 est un album aux qualités inégales où l’on ne retrouve que trop rarement le souffle baroque de ses prédécesseurs. Puis vient Guet-Apens (1978) qui tente de renouer avec le faste d’antan. Il y parvient souvent, frôlant même la perfection sur le titre phare Cap’tain Cœur de Miel qui restera ce que le groupe a composé de plus long (14’) et de plus beau. Certains amoureux d’Ange classeront même ce 6e opus comme le meilleur de toute sa discographie. Il figure en tout cas comme l’acmé de sa période progressive la plus intéressante.
Mais quelque chose s’est brisé et c’est le début de la chute et la fin l’âge d’or pour Ange. Les années 80 seront artistiquement difficiles : départs de certains membres fondateurs, production d’albums à la chaine (pas moins de 9 albums entre 1980 et 1989) mièvres, sans intérêts eu égard à son riche passé. Bien plus qu’un mal interne propre au groupe, c’est l’époque qui a changé et le rock progressif n’est plus en odeur de sainteté en France comme partout ailleurs. Le punk, le disco, la new wave vont lui porter le coup de grâce.
Ainsi va la vie, ainsi sont les hommes. Une page s’est tournée.
* « Et le petit con était triste, il ne savait pas lire. Et l'obscur qui brouillait la piste au feu de ses désirs.
Je ne sais plus très bien son nom, je crois qu'il s'appelait Godevin le vilain démon venu des marais.
Une à une ses pensées s'envolent emportées par la pluie. Et le petit con se fait drôle en mal de litanies.
Honte à celui qui n'entend que d'une seule oreille. Car le petit con est plus grand que l'éternel soleil… »
Karadok – 1974-2014 : 40e anniversaire. Indispensable ça va sans dire…
Rédigé par : Karadok | 1974 | Nb de lectures : 1811