Le succès d'Amorphis n'est pas du au hasard, les Finlandais l'ont construit progressivement. Si désormais leur formule est rodée et leur style naturellement 'éclairci' (depuis l'album Tuonela), ils n'en ont pas moins été des précurseurs ouverts aux expérimentations à leurs débuts. En effet Esa Holopainen, Tomi Koivusaari, Olli-Pekka Laine et Jan Rechberger ont très vite quitté les rivages d'un death metal encore balbutiant pour partir à l'aventure, cherchant à combiner leurs racines tant musicales (death, doom, heavy, prog, folk) que culturelles.
Alors certes à la sortie de l'estimé The Karelian Isthmus en 1992, les idées sont encore embryonnaires: quelques mélodies, un peu d'acoustique, le batteur Jan Rechberger qui s'essaye discrètement aux claviers... le groupe est encore dans l'intention. Rien ne laissait présager leur fulgurante progression. Elle donnera naissance à Tales from the Thousand Lakes, un album légendaire à qui la scène finlandaise toute entière doit un lourd tribu.

L'année 1993. Amorphis ambitionne un concept audacieux: adapter le Kalevala d'Elias Lönnrot, une épopée parue au XIXème siècle compilant poèmes et récits issus de la tradition orale. De fait à l'exception de 2 textes signés Esa Holopainen, tous les autres sont issus du Kalevala (traduits en anglais par Keith Bosley). La musique se devait d'être plus élaborée et mélodique. Lucides et conscients de leurs besoins, ils font appel au claviériste Kasper Mårtenson, qui devient membre permanent avec accès au processus de composition (l'intro et le fameux Black Winter Day sont de lui). Humilité, esprit de groupe, vision musicale novatrice... des bases solides pour enregistrer une bombe. Les structures seront plus progressives, les mélodies plus franches, les claviers apporteront une dimension supplémentaire... Tomi Koivusaari conserve ses vocaux gutturaux et croise le fer avec Ville Tuomi, chanteur de Kyyria, un groupe branché fusion (entre Waltari et Faith No More), qui servira de vivier pour Amorphis qui dans un futur proche absorbera leur claviériste puis leur bassiste.

La pochette nocturne dans les tons bleutés illustre parfaitement la musique proposée. Sinon en parlant d'évolution naturelle, Amorphis n'a pas rompu avec son passé, preuve en est son retour en Suède au studio Sunlight de Tomas Skogsberg (Dismember, Entombed, Grave). Amorphis conserve le grain, l'épaisseur de ses riffs ainsi que les vocaux gutturaux de Tomi Koivusaari. Voila le lien avec leurs débuts. Sinon que dire à l'écoute d'un tel monument... Un doom/death gorgé de plans heavy et de mélodies épiques, avec un enrobage nous renvoyant directement au rock progressif. Tous les titres ou presque sont des hymnes en puissance, de nombreuses parties nous marquent durablement (pour ne pas dire à vie). La grande classe. Je ne serais pas surpris d'apprendre que certaines mélodies de cet album font partie de l'inconscient collectif des Finlandais, sachant ce que le Kalevala représente (patrimoine national).


La paire de guitaristes est très complémentaire. Certes Esa Holopainen propose un jeu légèrement moins technique et émotionnel qu'un Gregor Mackintosh, mais son terrain de jeu est plus ouvert. De plus il peut compter sur tout un groupe pour participer au processus créatif. Outre les riffs attendus et les cavalcades heavy (Drowned Maid), les guitaristes nous proposent un gros travail mélodique, qui se pare d'influences inattendues quand le rock progressif s'invite au 1er plan (les mélodies orientalisantes d'Into Hiding ou psychédéliques de The Castaway). L'une des nouveautés de Tales From... c'est la dimension prise par le bassiste Olli-Pekka Laine qui coécrit la moitié des morceaux et s'exprime en rythmique, soutient harmonique ou au 1er plan (Magic and Mayhem). Quant au batteur Jan Rechberger, il apporte une assise confortable à Amorphis en adaptant son style en conséquence. J'ignore les raisons de son départ en 1995 mais il reprendra son poste de façon définitive en 2003.

De la somptueuse introduction aux expérimentations façon Jon Lord (Deep Purple) sur Magic and Mayhem en passant par l'incontournable single Black Winter Day (1er clip du groupe), Kasper Mårtenson et sa palette sonore étendue auront largement contribué au succès de l'album. Son passage au sein d'Amorphis aura été bref mais marquant. Hormis quelques featurings, il restera éloigné de la sphère metal jusqu'en 2007, date à laquelle il rejoint Olli-Pekka Laine pour former Barren Earth, héritier de Tales From... Quant à Ville Tuomi, son chant clair un poil nasillard assez particulier aura ajouté un certain charme à l'album. Il y a quelques années j'ai même croisé sur le net un type qui croyait que c'était une nana. Sacré Vince. Mon édition digipack contient une reprise du Light my Fire des Doors. Là pour le coup c'est le morceau de trop. Avec le recul y a de quoi le prendre pour un hommage parodique façon Carnival in Coal. Amorphis aurait du mûrir sa reprise et la sortir à l'époque d'Elegy.


Vous connaissez mon goût pour les EP, avec la VPC je savais lesquels prendre (en fonction du nombre et du type d'inédits). Passé le visuel sobre et efficace (toujours dans les teintes bleutés) et le single, on retrouve 3 inédits composés par Tomi Koivusaari et enregistrés en même temps que l'album. J'ai beau adorer Tales From... je me dis parfois que ces 3 inédits sont encore meilleurs. La seule faiblesse de l'instrumental Folk of North c'est sa durée. Il est bien trop court. Quant au titre en 2 parties, Moon & Sun, j'ai beau savoir qu'il est issu des même sessions que Tales From... je le trouve plus mûr et mieux produit. Les contrastes sont plus marqués entre les parties pêchues et les passages plus posés. Kasper Mårtenson utilise beaucoup plus le piano. Bien sûr nul besoin de chercher cet EP de nos jours étant donné que des rééditions récentes l'ont inclus en bonus de Tales From...

Les labels ont bien senti le coup et se sont empressés d'offrir à Amorphis une distribution à la hauteur (Spinefarm en Finlande, Relapse aux US et Nuclear Blast pour l'Europe), une 1ère pour un groupe de metal extrême finlandais, sans parler des tournées prestigieuses qui ont suivi. A titre d'exemple, Stratovarius et Impaled Nazarene, pourtant plus expérimentés, n'auront ces égards promo/distro que bien plus tard. Car la magie de Tales from the Thousand Lakes ne s'exprime pas qu'au travers de sa musique ou ses textes. Cet album a été le révélateur de la scène finlandaise, il n'y a pas un metalleux, un musicien ou un professionnel (label manager, producteur, etc) à l'échelle nationale qui ne soit pas redevable à Amorphis pour ce que Tales From... a déclenché. Si son statut culte a du être encombrant plus d'une fois pour eux, il leur aura fallu apprendre à vivre avec. Quoi qu'il en soit peu de groupes ont ce privilège. Tales from the Thousand Lakes est un classique incontournable.



Ce player bandcamp comprend:
- l'intégralité de Tales from the Thousand Lakes
- les 3 inédits de l'EP Black Winter Day
- la reprise de The Doors (bonus de l'édition digipack de Tales from)


Rédigé par : forlorn | 1994 | Nb de lectures : 2649