Frédéric A. Gervais et Pierre - ORAKLE par GARDIAN666 - 6734 lectures
Après 7 années d'absence, Orakle fait son grand retour en 2015 à l'aide d'un 3ème album, "Eclats", oeuvre extrêmement riche et variée que le groupe a bien voulu nous présenter en long et en large. Vous saurez ainsi tout de ce nouvel effort d'Orakle à l'aide d'un track-by-track très intéressant, à la hauteur du contenu de l'album.
Album que vous pouvez dorénavant écouter dans son intégralité ci-dessous.
Titre de l'album : Frédéric A. Gervais (vocaux, basse) : Le choix d'Eclats est venu à la toute fin du mixage - nous cherchions un mot simple, emblématique et évidemment très lié aux contenus musicaux et textuels. Il se trouve que l'un des thèmes majeurs qui traverse cet album est le rapport du fragment à la totalité, l'éclat face à l'hypothèse d'un entier - c'est en outre une réflexion qui s'applique assez bien au long processus de création, puisqu'il a fallu assembler, dans un ensemble solide et cohérent, des éléments parfois assez disparates et chaotiques.
Nous aimons aussi, je crois, les mots énigmatiques. En l'occurrence, à l'opposé de cette connotation tragique du fragment (tragique car séparé d'un tout), le mot "Eclats" peut aussi avoir un sens solaire : cela renvoie à des parties plus lumineuses, légères, qui jalonnent notamment la seconde partie de l'album.
Artwork : Pierre "Clevdh" Pethe (batterie) : La sculpture présente sur notre pochette est une œuvre de Robert Le Lagadec (1927-2002), dont d'autres créations ont été utilisées pour illustrer les paroles au sein du livret. Toutes constituées à partir de métal récupéré, ces œuvres se trouvent aujourd'hui exposées dans le jardin où toute sa vie il donna forme à l'acier, un petit musée en plein air appelé "Champs des Divinités Païennes" à Fontenay-les-Briis (91). Sauf la sculpture utilisée pour le visuel de l'artwork justement (donnée gracieusement par l'artiste à la ville de Briis-sous-Forges) qui représente un buste sur piliers, le regard tourné vers le ciel, comme pour signifier l'impossible quête existentielle à laquelle nous sommes tous soumis.
Bien qu'une telle sculpture puisse donner lieu à bon nombre d'interprétations personnelles, nous y avons retrouvé une transfiguration de ce que nos textes et notre musique nous évoquaient pour cet album. Notre choix fut donc avant tout visuel et esthétique, car au moment où nous avons contacté la famille de l'artiste pour utiliser ses créations, l'album était déjà écrit et presque finalisé... Ensuite, pour ce qui est de la réalisation du digipack et du livret qui l'accompagne, c'est Frédéric et sa femme qui s'y sont sacrément bien collés, mettant ces superbes illustrations en valeur. Le travail s'est donc fait en interne, en collaboration avec l'ensemble du groupe au sujet de l'esthétique générale, pour au final faire de ce qui enveloppe la musique d'"Éclats" un objet de toute beauté.
Production / Studio : Frédéric : Cela fait pas mal de temps que je travaille sur l'aspect production, et cet album a d'ailleurs été l'occasion de franchir une étape, puisque je me consacre désormais à ma propre structure d'enregistrement et de mixage, le Studio Henosis. A l'exception des batteries (que nous avons enregistrées à l'été 2012 avec Fernando Pereira [ndlr : Misanthrope, De Profundis, Polarys]), j'ai donc géré la majeure partie de la production. Les enregistrements se sont déroulés au fil de l'eau au Studio Henosis, en parallèle de la composition, dans une ambiance assez studieuse la plupart du temps. Mais avec d'énormes contraintes de temps puisque jusqu'à l'année dernière, j'avais encore un travail "normal" en journée qui ne nous laissait que très peu d'heures (et d'énergie - les Parisiens qui prennent chaque jour les transports doivent savoir cela...) pour avancer. Au final, j'ai fini de mixer l'album à l'été 2014, et nous avons ensuite préféré confier le mastering à Bruno Gruel (Elektra Mastering).
D'ailleurs, je profite de l'occasion : si des groupes veulent me confier leurs productions, enregistrement ou mixage, qu'ils n'hésitent surtout pas à me contacter. L'adresse : contact@studiohenosis.com.
Musique, Cinéma/DVD, livres, jeux ? Frédéric : L'enregistrement s'est tellement étalé qu'il n'est pas simple de répondre... Il y a des phases où j'écoute très peu de musique autre que la nôtre - notamment quand je suis absorbé dans la composition. Et si j'ai besoin de décrocher, je vais plutôt avoir tendance à écouter autre chose que du métal. J'ai par exemple beaucoup écouté le fantastique "Like Clockwork" des QOTSA à sa sortie, le travail d'Omar Rodriguez (que j'adore en solo ou en groupe), en plus d'"intouchables" comme Queen, Pink Floyd, King Crimson... Je suis également passé par une grosse période Penderecki, Arvo Pärt, Scelsi, tous ces compositeurs très innovants - et je pense sincèrement que ça a eu un effet sur mon approche de la composition.
Niveau lecture, j'ai passé un temps assez monstrueux sur les œuvres complètes de Georges Bataille : j'avais déjà été séduit par "L'expérience intérieure" il y a dix ans, mais en reprenant toute l'œuvre, y compris ses correspondances, ses publications dans diverses revues, j'ai découvert une pensée beaucoup plus complexe et fascinante que prévu. Je recommande la lecture fort intéressante de "La mort à l'oeuvre", biographie écrite par Michel Surya. J'ai également gravité autour des ouvrages de Maurice Blanchot comme "Thomas l'Obscur" ou "La communauté inavouable", Michel Leiris et son "Miroir de la tauromachie", Hegel, Artaud, ainsi qu'Angèle de Foligno, Huysmans ou Bloy.
Pierre : Je ne suis pas un gros consommateur de nouveautés en terme de musique, mais quelques références incontournables m'ont accompagné lors de cette longue période d'enregistrement. J'insisterai en particulier sur trois des derniers albums d'Ulver, de "Shadows of the Sun" à leur album de reprises "Childhood's End" en passant par leur "Wars of the Roses". Musique qui au cours de ces dernières années, m'a véritablement envoûté et a pu à certains moments influencer mon inspiration. J'insisterai également sur l'ovni "Anti" de Diapsiquir qui dans un autre registre s'est révélé comme l'un des albums les plus marquants de ce que j'ai pu entendre ces derniers temps. À la volée, je pourrais aussi te citer Ez3kiel, Détroit ou encore 7Weeks... Au final, assez peu de véritable métal, si ce n'est la redécouverte en long et en large du sublime "Watershed" d'Opeth. Pour l'anecdote, je me souviens que la semaine où j'ai enregistré mes parties batteries, mes journées ont toutes débutées au rythme du "Volcano" de Satyricon ; cela me donnait l'énergie nécessaire aux longues et difficiles séances qui m'attendaient en studio !
En ce qui concerne les bouquins, on peut dire qu'il y a eu pas mal de relecture d'œuvres déjà fréquentées... Je pense en particulier au "Monde comme Volonté et comme Représentation" de Schopenhauer, ou à certaines œuvres de Nietzsche comme "Par-delà Bien et Mal" dont je me suis attaché à approfondir la compréhension de certains passages bien précis. Pour le reste, la sagesse de Montaigne dans ses "Essais" ou encore le bon sens antique de Lucrèce dans "De la Nature", ont su me tenir compagnie ces dernières années. Dans mes découvertes marquantes, je noterais quand même l'œuvre du philosophe français Pierre Hadot et en particulier son livre "Le Voile d'Isis" qui, au travers de son essai sur l'histoire de l'idée de nature, m'a fait découvrir l'esthétique Nietzschéenne sous un jour nouveau, non sans rapport avec l'écriture du texte "Le sens de la Terre" dans l'album.
Track by Track :
1. Solipse
Frédéric : "Solipse", c'est l'histoire d'Orakle qui essaie de faire une intro... de 5 minutes (rires). Plus sérieusement, au final ce morceau ressemble plutôt bien à ce que nous avions imaginé au départ : une pièce à la construction baroque, un morceau "à tiroirs" où plusieurs actes très différents se succèdent. On y retrouve en condensé pas mal d'éléments qui reviendront ensuite dans tout l'album.
Côté texte, c'est le seul de l'album qui ait été écrit à "deux mains", avec Pierre. Il évoque la solitude radicale et constitutive de toute existence : "Nous sommes ce va-et-vient", c'est-à-dire autant de solitudes qui parfois s'élèvent - par joie, par espoir, ou par folie - et parfois retombent sous le poids du monde.
2. Incomplétude(s)
Frédéric : ce titre débute de manière très virulente, heurtée. Il a un petit côté Wagnérien, des parties chaotiques qui étaient beaucoup moins présentes dans notre précédent album. La partie centrale a aussi été l'une des premières occasions de s'essayer à des choses très différentes, notamment au niveau du chant clair. Pour l'anecdote, le plan de batterie vers la fin du morceau a été breveté "rythme papillon" et est devenu une private joke entre nous, Pierre alliant des trouvailles hallucinantes à un sens poussé de l'esthétique corporelle (rires).
Pour ce qui est du texte, il part là encore du postulat de l'être séparé, qui d'un côté souffre de l'isolement, de la "sérialisation" comme dirait Sartre - et se construit donc toutes sortes de palliatifs - mais de l'autre prétend à la suffisance, voudrait se saisir "entier". Le texte décrit comment, notamment à la faveur d'une certaine angoisse, nous pouvons par moments sortir de cette prétention et avoir le sentiment de réintégrer un flot continu. Cela suppose toutefois de voir le monde comme quelque chose qui nous emporte plutôt que comme quelque chose que nous pouvons emporter.
3. Nihil Incognitum
Frédéric : un morceau à l'ambiance très mystique au départ, avec des chœurs et une série de riffs pesants, angoissants. Ce titre illustre bien notre goût pour les évolutions inattendues, les changements de décor un peu soudains, avec cette espèce de valse dissonante qui occupe la seconde partie du morceau, et un final que j'adore, très direct et accrocheur.
Le texte illustre au départ l'ambition très humaine de connaître - en d'autres termes, de s'approprier l'objet inconnu, sauvage, pour en faire une "chose" connue, maîtrisée et ayant une place bien définie dans un ordre cohérent... C'est le rêve de Hegel : un système fermé où tout serait Savoir. Mais le texte insiste sur un point : le monde s'expérimente au moins autant par ce que nous ne pouvons en dire ou penser. Ces instants où nous restons muets, où nous hurlons, où nous rions aux éclats, où nos systèmes de pensée s'écroulent : voilà ce qui m'intéresse. C'est un peu une déclaration d'amour à ce qui nous reste d'inconnu, et donc... de possible.
4. Apophase
Frédéric : "Apophase" succède sans interruption à "Nihil incognitum", puisque ce dernier était à la base un seul morceau que nous avons scindé en deux. Ce mot, issu de la tradition religieuse, évoque l'incapacité à décrire, à penser certaines choses. Le texte se veut ici plus brumeux encore, il ressemble à une prière illuminée où je m'adresse... à ce dont je ne sais rien, à l'inconnu total et insaisissable. Je n'en dirai donc rien de plus, ahah.
Musicalement, c'est un titre où nous avons cherché des sonorités, des techniques de jeu inhabituelles : par exemple, le blast du début qui n'en est pas vraiment un, ou le riff principal et son étrange balayage de cordes. On trouve également sur la première partie des thèmes arabisants, car pour une raison que j'ignore, j'ai associé cette atmosphère un peu vaporeuse et inintelligible à une certaine représentation de la mystique moyen-orientale (on peut même entendre un sample de marché arabe). Le final arrive d'ailleurs comme une dernière apparition, assez inattendue et... pachydermique !
5. Le sens de la terre
Pierre : Morceau véritablement à part au sein de l'album, c'est aussi celui que nous avons composé en dernier, et dont les paroles ont pour une grande partie guidé l'élaboration de la structure musicale. Le tout doit s'entendre comme une pause au milieu des autres titres, dans laquelle se succèdent des tableaux aux ambiances variées, nous faisant passer d'un état contemplatif apaisé à une "vindicte" presque colérique dans la partie finale. L'expérimentation fut aussi instrumentale nous concernant, la batterie est jouée successivement aux balais, aux fagots, puis aux baguettes classiques, la basse utilisée au début est une fretless et l'une des parties entièrement percussives nous a permis de réunir et de jouer bon nombre de percussions que nous ne connaissions pas, comme le tambour d'eau par exemple.
À propos des paroles, le "Sens de la Terre" s'interroge sur la force de l'élément contemplatif en nous et sur l'état de désindividualisation dans lequel il nous projette. C'est une ouverture au monde, un appel presque Apollinien à jouir des apparences pour ce qu'elles sont, sans pour autant ignorer le fond tragique qu'elles masquent si bien. En somme, savoir être "superficiel mais par profondeur" pour reprendre la fameuse formule nietzschéenne, voici l'objet de ce qui est traité ici.
6. Aux éclats
Frédéric : Un gros contraste après "Le sens de la terre" : c'est un titre qui commence sur les chapeaux de roue, avec un chant mordant dès le départ et une sorte de "refrain" où j'ai beaucoup expérimenté ma voix en mode falsetto. C'est probablement l'un des titres les plus "immédiats" que nous ayons écrit, avec des mélodies qui se retiennent facilement. La partie centrale a notamment été un vrai plaisir à composer, avec cet étrange plan jazz/swing qui s'agrémente peu à peu de shakers, de cuivres, pour devenir au final très dansante, exaltée.
Une ambiance qui correspond très bien aux paroles, puisqu'elles évoquent le rire dans sa dimension libératrice : pas le petit rire comique, pincé et civilisé, mais le rire total qui éclate et nous "sort de nous-mêmes". Le texte évoque également le rire comme un outil de néantisation des valeurs supérieures, c'est-à-dire de tout ce dont on ne devrait pas rire. Dieu, un dogme, l'idéalisme, le Bien se placent volontiers au-dessus de tout le reste ; celui qui en rit les détrône aussitôt : voilà l'idée derrière "Aux éclats".
7. Bouffon existentiel
Pierre : Peut-être l'un des morceaux les plus dansants et frénétiques de l'album, qui correspond bien aux thèmes développés dans les paroles. Dans ce contexte nous avons fait appel à l'un de nos amis saxophoniste, Christophe Chambre, pour rajouter un peu de force à la frénésie que nous voulions développer sur certains passages. L'idée du "Bouffon existentiel" est une réflexion très personnelle, voir autobiographique sur certains points, confrontant l'esthétisme de la chute et du ridicule aux postures raides et orgueilleuses caractéristiques de la vanité qui nous touche tous à un moment donné. La beauté "comico-tragique" du personnage de Charlot développée par Chaplin dans ses films est d'ailleurs une image qui n'a eu de cesse de me revenir en tête au moment où j'écrivais ce texte !
Pour l'anecdote, au moment où nous composions ce titre et que nous jouions le début dans notre salle de répète, nous nous sommes retrouvés un soir à accueillir un jeune homme trisomique qui, ayant échappé à la surveillance de son père, s'était laissé guider par le son de notre répétition. Manifestement très attiré et curieux par ce que nous faisions, nous l'avons laissé s'installer à nos côtés tout en continuant à répéter l'entame du morceau... Le voir bouger et danser au rythme de notre musique nous a, à coup sûr, conforté dans la direction que prenait notre titre ! À l'évidence, nous avions ce soir là avec nous, un personnage qui lui aussi, tel un "Bouffon existentiel" se "riait du sérieux et dansait sur les monts tragiques de l'existence"... Très bon souvenir pour nous ! Frédéric : ... et j'espère pour lui aussi.
8. Humanisme vulgaire
Pierre : Ce titre est le premier que nous avons composé dans le long parcours re-créatif qui nous mène aujourd'hui jusqu'à "Éclats". Et assez logiquement c'est celui qui se rapproche le plus de ce que nous avons fait auparavant, tout en amorçant clairement la nouvelle direction musicale prise par le groupe. L'atmosphère y est d'ailleurs peut-être plus lourde, grave et solennelle que sur le reste de l'album. À ce niveau, les paroles elles aussi y abordent un thème un peu plus pesant : l'idée de replacer l'humain au sein du Tout et de lui rappeler ce qui ontologiquement le relie à son environnement, y est toujours présente, mais c'est ici la face sombre et tragique du monde qui est le vecteur de cette prise de conscience : tout ce qui est veut et tout ce qui veut souffre; d'où cette mise en perspective de la souffrance universelle débouchant naturellement sur l'idée complexe de la pitié ou de la compassion. Ce texte est avant tout une pique lancée à la vanité et à l'orgueil humain.
Superbe boulot cette interview, une bonne mise en bouche avant l'écoute du disque.
grozeil Membre enregistré
Posté le: 11/05/2015 à 21h16 - (1620)
J'ai reçu le bundle avec le tshirt. Superbes objets mais j'ai écouté l'album d'une oreille distraite, et je n'ai pas vraiment accroché, trop progressif et tiré par les cheveux. Il faut que je m'y repenche sérieusement.
grozeil Membre enregistré
Posté le: 11/05/2015 à 21h16 - (1621)
En tout cas, bien l'interview!
Chrys IP:37.160.83.186 Invité
Posté le: 12/05/2015 à 08h58 - (1622)
Reçu il y a quelques jours déjà, clair que ça ne s'ecoute pas d'une oreille distraite. Un peu perdu au début je dois dire, mais album qui se révèle au fil des écoutes et qui pour moi fait partie des trucs les plus marquants de ces dernières années. Interview très intéressante en plus !
Calozero IP:193.51.46.46 Invité
Posté le: 12/05/2015 à 15h03 - (1623)
Ils ont inventé un style, le Calogero-Metal dépressivo-festif
Album que vous pouvez dorénavant écouter dans son intégralité ci-dessous.
Bonne écoute et bonne lecture.