NEUROSIS – Times of Grace (Relapse) - 01/12/2003 @ 22h57
Pulsation cardiaque. Tournoiement d'une électronique sèche. Malaise mélodique rampant. L'inquiétude gronde sous "Suspended in Light". Brutalement, ce pressentiment se concrétise avec le riff concasseur de "The Doorway", suffocant par sa polymétrie et sa gravité. Un bref relâchement, puis à nouveau cette rythmique de broyeur, et une douleur profonde exorcisée par un cri guerrier. Englués dans une toile, espérant souffler pendant le début faussement allégé de "Under the Surface", un martèlement tribal, contenu, et des samples crissants, jouent longuement avec notre nervosité. La tension monte irrésistiblement, et ne disparaît que lorsque s'abattent des guitares-massues aux harmoniques dissonants, portées par des voix coléreuses et résignées à la fois ("your shell is hollow, so am I / time will follow, so will I"). Un attachement forcené à la répétition qui blesse, nous épargne parfois par des calmes menaçants. Pour nous étouffer plus facilement juste après, en réutilisant les mêmes armes. Sur la pièce suivante, la rage brute laisse un peu d'espace à la contemplation. Les différentes couches de "The last you'll know" ne peuvent plus retenir des lacrymales longtemps refoulées face à ces ambiances chargées d'intensité émotionnelle. Crescendo de nappes doppler. Cornemuses mélancoliques, rappelant les lointaines racines celtiques de ces déracinés du béton. Nous n'apercevrons qu'épisodiquement l'échappatoire à ce chemin ténébreux: Le mirage d'une clarté floue et du grand Absent ("the presence of old eyes is here").

A nouveau, la fausse accalmie avant le déluge cauchemardesque. Empilements distordus bâtissant le barrage de distortions final. Des chants hantés et une voix craintive rejoignent les percussions sobres et les montées cristallines, parfois subtilement bruitistes, de "Belief". Les rythmiques s'épaississent dangereusement, tout en respectant la cadence générale, et oeuvrent désormais dans un but hypnotique, pour une introspection enfin possible. Quiétude encore plus assise pendant "Exist": Douceur des cordes, parcimonie des guitares, velouté des claviers, absence de mortels, interlude court et transition idéale pour amener "End of Harvest", dans le même esprit de méditation. Dans ses débuts du moins. Car l'animal retrouvant son instinct prédateur, ses nerfs lâchent dans des riffs hargneux et dans un chant passant de l'humain au fauve, farouche, mais dans la vérité ("with fire in your heart, the truth lies clear"). Glissement vers la naissance de la musique et vers ses sources acoustiques primitives: souffle et frappe, transposés dans les instruments à vent et des roulements de percussions presque militaires, pendant la courte pause que constitue "Descent". Un chant clair, de lentes cordes, des cuivres medium, installent un appaisement complet, le dernier accordé, pendant la majeure partie de "Away", avant l'emballement tardif. Amené sournoisement par une basse familière, "Times of Grace" est une coulée de lave incandescente et purificatrice qui progresse sans résistance, enflammant un territoire encore protecteur mais éphémère. Matraqués, assommés, tels des clous sans défense, nous vivons, impuissants, notre propre enfoncement, sous les coups d'un marteau sonore d'une force tectonique. Mais le processus n'est pas à l'éradication totale, et les outils de destruction ne sont employés à pleine puissance que pour s'assurer de notre épuisement extrême, état suspendu duquel doit émaner le rayonnement final. C'est alors que, réalisant la préciosité et la suprématie du moi, nous avançons, libérés et sereins, confortés par le classicisme de "The Road to Sovereignty".

"Times of Grace" est à plus d'un titre une pièce fondamentale de l'oeuvre neurosienne. Artistiquement, elle dévoile un optimisme jusque-là caché, voire absent, dans les offrandes précédentes. Tandis que "Enemy of the Sun" (1993) et "Through Silver in Blood" (1996) témoignaient d'une personnalité bien affirmée, une quelconque éclaircie future était difficilement envisageable dans une musique qui respirait par dessus tout la noirceur, la souffrance et le désespoir, et dont la seule issue était l'attaque frontale. Techniquement, la production sale et sans fioritures de Billy Anderson (SICK OF IT ALL, BRUTAL TRUTH, SWANS, entre autres) n'atténuait pas cette brutalité. Avec "Times of Grace" débute une longue et bénéfique collaboration entre le clan NEUROSIS et Steve Albini, l'artisan de Chicago. Doublé d'un musicien hors pair avec ses projets barrés (BIG BLACK, SHELLAC, pour ne citer qu'eux), Albini est avant tout un des derniers défenseurs du tout-analogique, au sein de son Electrical Audio Recording Studio, qui a servi des références aussi diverses que majeures, tels les PIXIES, PJ HARVEY, NIRVANA, PAGE/PLANT, etc. (la liste est longue et prestigieuse). Albini possède le talent reconnu de rendre un enregistrement clair, au plus proche du son, poli juste ce qu'il faut, et débarrassé de tout artifice de production. De part la restitution chirurgicale des instruments et des voix, et la précision obligée de l'exécution, notre écoute se focalise sur l'essentiel: Le synthétique des samples ne se perd pas dans le bidouillage liquide mais se précise dans ses tons les plus rêches; l'acoustique de la batterie est d'une pureté rare, de même que la brillance des cymbales; les guitares, lorsque saturées, n'ont pas besoin de sonner métal pour être dantesques, leur accordage en deçà du raisonnable et leur sustain sont des atouts suffisants. L'apport conséquent d'instruments traditionnels et classiques (tuba, trombone, violon, piano, violoncelle, cornemuse) tempère les aspects monolithiques et métalliques des compositions.

D'un point de vue thématique, l'initiation, déjà tribale musicalement, se développe au travers d'une écriture mature et allégorique, où les éléments naturels et les phénomènes terrestres (tempête, brouillard, astres, eau, terre, feu, air) prennent le dessus sur le vivant. Sans oublier la bienveillance de l'Invisible. Des concepts qu'on retrouve diversement dans le zen, les croyances païennes, les cultes animistes et ceux voués aux Anciens. Mais NEUROSIS ne se soumet à aucun dogme exclusif. Animé par une foi hardcore, où intégrité et honneur sont des valeurs motrices, NEUROSIS n'a jamais simulé, ou pire, menti. Sans compromission malgré une adversité commerciale qui en aurait brisé plus d'un, NEUROSIS s'est tracé avec ténacité et détermination sa propre voie, mû par une vision inébranlée et précise de son art cathartique, pour naviguer dans une sphère singulière où se confrontent toutes nos vérités. De ce fait, les qualificatifs restrictifs de 'métal', de 'hardcore', d''industriel', ou ceux encore plus farfelus de 'post-rock' ou 'post-hardcore' sont insignifiants devant la densité et la richesse de l'édifice NEUROSIS, chez qui le cliché est un ennemi, la peur d'avancer passéiste, et la découverte de l'inconnu un challenge. Et si l'on réclame absolument des repères, on pourrait à la limite évoquer l'esprit du doom sabbathien, la recherche sonore du FLOYD, des emprunts à la dissonance voïvodienne, ou encore à la poésie industrielle des SWANS, dont la mythique Jarboe a récemment posé sa voix sur un hommage réciproque réussi ("Neurosis & Jarboe", 2003).

Stratégiquement, l'étape "Times of Grace" inaugure un continuum musical et textuel dans lequel s'inscriront ensuite le CD 4-titres "Sovereign" (2000) et le CD/DVD "A Sun that Never Sets" (2001), tout aussi incontournables. De plus, au travers d'un titre comme "Away", on décèle le minimalisme acoustique qu'approfondira Steve Von Till, l'un des deux guitaristes-chanteurs, dans ses efforts solos à recommander, "As the Crow Flies" (2001) et "If I Should Fall to the Field" (2003). Se plonger dans le travail titanesque abattu par le quintet californien depuis ses débuts difficiles à Oakland en 1985 est ardu, mais passionnant de par les domaines extra-discographiques explorés : le label Neurot Recordings, refuge de formations pointues et originales comme TRIBES OF NEUROT (soit la face plus 'ambient' et expérimentale de NEUROSIS), THE OXBOW, ZENI GEVA, LOTUS EATERS, etc; une implication à part entière dans l'artwork et l'image, les projections vidéo tenant un rôle prépondérant dans leurs performances scéniques (les musiciens jouent souvent dans la pénombre); le festival Beyond The Pale, à San Francisco. Toutes ces activités toujours inscrites dans une démarche d'indépendance et d'art total, qui ont été grande source d'inspiration pour les ISIS, CONVERGE, BREACH, et autres nombreux émules, via des labels comme HydraHead, DeathWish ou Ipecac, en plein essor actuellement, et nous rassurant sur la vivacité de l'underground américain.

"Times of Grace" est un monument colossal et brillant, dont la complexité n'est pleinement perçue qu'après plusieurs immersions en solitaire. L'expérience est encore plus nuancée, et sublimée, par l'écoute simultanée du CD "Grace" de TRIBES OF NEUROT. Son impact s'en trouve à chaque fois renforcé et on pénètre de plus en plus intimement un univers hors norme. Un univers où nos sensations imposées et notre soi-disant réalité sont bannies. Un univers où l'on passe tour à tour par la soumission, le dégoût, la révolte. Soumission au temps inexorable; dégoût du mensonge et du paraître; révolte par le rejet du monde matériel au travers de la création pure. Un univers où l'homme recouvre enfin sa spiritualité et sa vraie force dans l'apaisement et l'introspection. Apaisement par la contemplation et l'invocation des forces naturelles, voire des âmes ancestrales; introspection pour puiser l'énergie et l'assurance bienfaitrices. Analogue à une contemplation picturale, la perception de cette oeuvre (et des suivantes) enfantera des sentiments versatiles, se renouvelant parfois, suivant notre esprit du moment: Haine et tolérance, soumission et résistance, abandon et espoir, parmi les plus intenses. Rarement expression musicale n'aura approché d'aussi près et avec une telle justesse le vécu de ces dualités: l'essence humaine dans toutes ses contradictions.
(Enregistrement 1998 - Parution 1999)


Rédigé par : Blacksun | 1999 | Nb de lectures : 3631


Auteur
Commentaire
Uriel
Invité
Posté le: 02/12/2003 à 13h29 - (654)
Super kro très complète. Un bel hommage à un album clé de voûte non seulement d'une carrière, mais de l'histoire musicale au sens large!

Napalmus
Invité
Posté le: 03/12/2003 à 16h52 - (658)
Excellente chronique pour ce groupe d'exception.
En espérant qu'elle donnera envie à chaque lecteur de se plonger dans cette œuvre rare.

hell
Invité
Posté le: 12/12/2003 à 17h40 - (669)
exellent album, mais il faut être dans un état d'esprit spécial pour l'écouter, c'est une oeuvre d'art qui ne se laisse pas dompter facilement!

Hallu
Invité
Posté le: 16/12/2003 à 14h03 - (674)
"your shell is hollow, so am I / time will follow, so will I"
==> faux, c'est "the rest will follow, so will I"

Blacksun
Invité
Posté le: 17/12/2003 à 17h27 - (677)
Exact. Problème mémoire...

Hallu
Invité
Posté le: 19/12/2003 à 12h37 - (679)
sinon chef d'oeuvre évidemment, d'autres chroniques de neurosis sur vs seraient les bienvenues =)

Uriel
Invité
Posté le: 19/12/2003 à 15h13 - (680)
@ Hallu: tu es cordialement invité à en proposer si ca te tente, les Remember sont ouvertes à tout le monde...

spluuk
Membre enregistré
Posté le: 22/04/2007 à 15h52 - (3646)
Album d'exception, pas à la portée de toutes les oreilles je dirais et difficelement appréciable à la première écoute, mais une fois l'immersion réussie... quel pied !!

Mon conseil : commencer par la fin, le dernier The Eye Of Every Storm est le plus abordable

Tchouk Maurice
Invité
Posté le: 05/07/2008 à 00h41 - (26130)
Un grand disque, une oeuvre d'art tres sombre.

Neurosien
Membre enregistré
Posté le: 03/09/2008 à 20h51 - (26274)
Conseil 2 . A écouté avec le frère jumeaux de "Times of the grace" avec "Grace" en duo .
Emotion flipant et magnifique . Bon j'ai pas lu la chronique , pas le temps . Mais si il y avait une note ca serait 18/20 , pas parce que je suis fan "neurosien" , mais c'est une réalité c'est album est un chef d'Oeuvre .

Merci Neurosis

BigBen X
Membre enregistré
Posté le: 19/05/2013 à 20h46 - (29396)
Chef d'oeuvre.

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