Nous sommes en 1998. A l’ombre des années fastes, le metal extrême semble doucement mais sûrement s’étioler au creux de la vague, en carence de sorties sensationnelles. Certains moteurs du black metal « mainstream » commencent à avoir des ratés et à montrer leurs limites, à l’image de Cradle of Filth et Dark Funeral, dont les albums contestables sont contestés. En 1998, il est de bon ton de se lamenter sur la mort du death metal, et les prestidigitateurs avant-gardistes, peu nombreux, sont encore en quête de respect. Il existe bien quelques alternatives à ce marasme transitoire, mais elles voient le jour dans un semi-anonymat, loin des projecteurs, et ne gagneront leurs galons que quelques années plus tard - en particulier « My Arms, your Hearse » et « Arntor » (je ne ferai à personne l’affront de préciser les groupes).

Du côté du dark metal de lignage suédois, c’est carrément le crépuscule… Le génie bouillant de Jon Notveidt se refroidit en cellule et c’est l’étoile Dissection qui s’éteint pour longtemps. Comme par mimétisme, certains challengers disparaissent momentanément de la circulation (Mörk Gryning, Luciferion, Sacramentum…) ; d’autres laissent des plumes à surdoser la transfusion de death catchy (Ablaze my Sorrow, The Everdawn, Moaning Winds…) avec la bénédiction du centre de clonage en série alors en vogue : les Studios Abyss. Pourtant c’est dans ce contexte d’anesthésie locale qu’un groupe au nom passe-partout et au CV plus proche de la virginité que de la pléthore va écrire l’un des chapitres les plus illustres du style.

Les préliminaires charismatiques du titre introductif « The Knell and the World » font déjà se dresser l’oreille et avivent l’intuition d’avoir une grosse touche au bout de l’hameçon. Cette précieuse levée de chœurs rejointe puis débordée par une saturation cheminant d’avant en arrière sur la gamme chromatique, c’est un peu le soleil de sang qui irradie la pochette : une majesté nonchalante qui avale tous les regards et, lorsque l’on sait que ces vingt secondes d’éveil seront les seules de l’album ayant de près ou de loin recours au symphonique, un point de départ idéal, manière de big-bang d’où procèdent toutes les énergies subséquentes. La première sert de didacticiel accéléré pour apprendre le langage de Dawn en neuf minutes aptes à marquer l’esprit au fer rouge. Vouloir converser avec Dawn, c’est vouloir faire l’effort de laisser la musique parler jusqu’à tarissement de sa salive, sans avoir peur de la voir reprendre plusieurs fois le cours d’une argumentation. Car si « Slaughtersun » repose sur d’excellents ersatz des éléments présents chez leurs aînés de Dissection - la muraille de guitare rythmique, les pointes de riff acides, le chant black saturé de ressentiment, les mélodies haut de gamme, les accords rythmés, les jeux de cassure / reprise qui garantissent une dynamique soutenue et évolutive, l’intervention ponctuelle de la guitare acoustique, etc. -, leur emploi vise une finalité très différente. Là où Dissection, sur une anthologie du dark metal comme « Storm of the Light’s Bane », privilégient les morceaux relativement expéditifs avec une forte concentration de mouvements efficaces et peu de répétitions, Dawn n’hésitent pas à étirer considérablement le prisme de leurs compositions, refusant de laisser une partie céder le pas à sa suivante avant qu’elle ait eu l’opportunité de s’imprimer durablement sur la conscience. Le mode d’écoute lui-même s’en trouve bouleversé : Dissection agissent comme un distributeur d’uppercuts accrocheurs, Dawn comme un réseau de galeries interminables qui réclament de l’auditeur une implication de tous les instants. Un refrain ne tombe qu’après un nombre de couplets bien supérieur au tarif syndical, un phrasé de guitare lead (fréquemment en intervalles simples joués rapidement et sans à-coups) peut se faire d’une insistance inouïe qui outrepasse largement le rôle de bridge habituellement alloué à la technique.

En clair un titre-type de Dawn peut ne faire que sept minutes et en paraître le double tant l’action pure s’y efface au profit du délayage des paragraphes musicaux individuels. Aux premières écoutes on s’étonne presque de ces vagues d’agression qui durent alors qu’elles auraient depuis longtemps du terrasser leur victime, on peut en venir à perdre le fil, voire à lâcher quelques bâillements d’hippopotame. Puis à force de persévérance la dimension hypnotique d’une telle musique dévoile son visage - et l’on saisit qu’il s’agit d’un choix délibéré et non pas d’une redondance pathologique qui travestirait une pénurie de matériel d’écriture. Une fois en phase avec cette allure de prédateur attentiste, tout est beaucoup plus limpide : une immersion au cœur des ellipses cycliques de « Slaughtersun » fait perdre toute notion temporelle et vectorielle, si bien que lorsque la chaîne se taît en fin de morceau, on a l’impression d’avoir été recraché par la musique qui, elle, s’en est allée poursuivre ailleurs son inexorable ouvrage de défragmentation cérébrale.

Malgré cette forme de dépersonnalisation de la musique, on ne peut survoler certains highlights où la densité mélodique et la dynamique des enchaînements sont les plus concluantes. Ainsi le morceau d’ouverture « The Knell and the World », déjà mentionné. Mais aussi le magistral « Ride the Wings of Pestilence », petit catalogue de riffs venimeux et pénétrants qui n’hésite pas à « rendre hommage » à Dissection en reprenant presque trait pour trait un plan de raccord de « Thorns of Crimson Death ». Ou encore « The Aphelion Desert » et son fantastique refrain vrillé qui n’en finit pas de donner le tournis. Seule aire de repos, l’instrumental « To Achieve the Ancestral Powers », sorte de chenal acoustique irriguant une atmosphère de menace souterraine qui semble surtout servir de prélude à « Ride the Wings of Pestilence ».

Les lyrics sont un autre révélateur de l’atypisme de Dawn. Loin de se confiner aux habituels textes faire-valoir sur des lieux communs comme la nuit, la mort ou la forêt lointaine (m’en allant promener…), ils font état de diverses préoccupations sociales et/ou psychologiques tout en ne se départissant pas d’une abstraction ouverte à l’herméneutique, lorsqu’ils ne se consacrent pas à relater un fait historique, comme sur « Ride the Wings of Pestilence » qui, un peu à l’instar du « Septième Sceau » d’Ingmar Bergmann, introduit une Mort rieuse et sans pardon à la baguette d’un orchestre d’apocalypse : la grande peste noire du XIVè siècle.

Bref, vous l’aurez compris, « Slaughtersun » est à ce jour un des chapitres les plus ambitieux du metal extrême, même s’il n’est pas le plus démonstratif, loin de là. Il ne s’adresse pas à ceux qui privilégient des albums accrocheurs et lapidaires histoire de faire culminer leur taux d’adrénaline avant d’enchaîner avec autre chose du même acabit. Il n’est pas forcément plus recommandable si vous prospectez l’originalité et le métissage des styles. Il vous aura par la patience et la constance, lorsque la réticence devant l’aspect monolithique et impénétrable de son noyau dur fondra pour mettre à nu un grand, un très grand numéro de musiciens.


Rédigé par : Uriel | 1998 | Nb de lectures : 3137