Introduction
On a de fortes chances de le rencontrer pendant les concerts, sillonnant les salles obscures moscovites équipé d'un appareil photo pro. Mordu de metal et de musique en général, Dmitriy Kulikov en a fait son passe-temps favori en devenant photographe et rédacteur pour les webzines spécialisés. Faisant partie de l'équipe qui a fait de www.darkside.ru une des plus grandes ressources russes interactives du net consacrées au metal, il a décidé de fonder un autre webzine en compagnie d'ex-piliers de Darkside (les querelles internes? l'ennui? la recherche du défi? le ras-le-bol des commentaires "j'ai pas écouté mais c'est de la merde"?). Depuis plus de trois ans, une dizaine de personnes font évoluer une ressource au design sobre et fonctionnel et au contenu riche – www.headbanger.ru consacrée au metal "et assimilés" avec des news toujours fraîches, des chroniques, des interviews, des live reports.
Malgré sa charge de travail (les rédacteurs des webzines comprendront...), Dmitriy m'a accordé un peu de temps et a répondu à mes questions en avouant que la situation le fait marrer - avec les dizaines d'interviews qu'il a réalisées, c'est bien la première fois que c'est lui qui se fait interviewer.
Comment as-tu commencé à écouter du metal ? A quel âge ? Quels groupes ?
Ça a commencé à l'école, je ne me souviens plus en quelle année exactement. En sixième ou septième (environs 13-14 ans). Tout a commencé de la manière suivante : notre professeur est tombé malade et on nous a envoyé deux étudiants des classes supérieures pour le remplacer. Et deux gars ont débarqué avec un magnétophone, fermé la porte et ont commencé à nous parler de différents groupes de metal et du rock, en mettant les titres pour mieux illustrer. Je me souviens que les deux groupes qui m'ont le plus marqué étaient AC/DC et Metallica. Leur musique me paraissait incroyablement lourde mais en même temps il y avait quelques choses d'attirant. Ça m'a intrigué, "Qu'est-ce que c'est que ce style «metal»?".
Tu es un des rédacteurs/photographes principaux du webzine Headbanger.ru . Peux-tu nous parler un peu plus de ton activité ?
Du point de vue officiel, je suis le remplaçant du rédacteur en chef mais je n'aime pas ce genre de libellés. Moi je dirais que notre webzine est un collectif, des gens passionnés, voire dingues du metal (rire). Quant à mon activité – hé bien j'ai pas mal de responsabilités : contact avec des organisateurs de concerts pour les invits, le suivi de la rubrique Concerts avec les dates, les photoreportages des concerts et la publication des photos, la rédaction des live reports. En même temps je m'occupe de la promo du site sur le réseau social russe VKontacte (Facebook-like) où je publie les différents contenus du site avec des liens en fonction des thématiques des groupes. Tout ça est très fatiguant et parfois je suis mort de fatigue. Mais en même temps j'aime ce que je fais et je ne peux pas faire autrement. Je pense que les autres doivent ressentir la même chose. En tout cas le chef – ça c'est sûr. Et je voudrais préciser qu'être le contact principal des organisateurs n'est pas une tâche facile. On pense qu'il est facile d'envoyer les mails avec les noms de personnes à laisser passer et que c'est tout. Mais chacun a ses cafards dans la tête et parfois ça commence par "mettez une bannière", "corrigez cela", "arrangez ceci", etc. Pour travailler les photos il faut aussi beaucoup de temps.
J’ai lu que toi et une grande partie de l’équipe de Headbanger bossait avant pour un autre site - DarkSide. Pourquoi avez-vous décidé de partir ?
Oui, c'est vrai, six personnes dont moi bossaient pour DarkSide il y a plus de trois ans. Parmi ces six personnes, quatre seulement écrivent toujours pour Heagbanger, deux ont laissé tomber pour des raisons diverses. Ensuite, plein d'autres personnes nous ont rejoints. Ce qui est étonnant, c'est que nous ne cherchions personne, ils ont tous postulé de manière spontanée. Les raisons pour lesquelles on a quitté DarkSide – honnêtement je n'ai pas trop envie d'en parler, je n'aime pas trop laver le linge sale en public. Certains sont partis sans clash, moi par exemple je garde encore le contact. Disons que les gens ont tendance à changer avec le temps, et c'est ce qui est arrivé à l'administrateur de DarkSide. Après des années de travail collectif, l'ambiance s'est dégradée en moins de six mois à travers des conflits et des incompréhensions, et l'attitude du rédacteur en chef a beaucoup changé (pas dans le bon sens). C'est dommage – on a traversé toutes les épreuves et les difficultés et c'est au moment où le site est devenu le plus grand webzine russophone que ça a explosé. Même si personnellement je n'ai pas eu de conflit, mes amis sont partis et je ne me voyais pas rester. Je les ai donc rejoints.
Quelle est la proportion de metal russe dans ton activité metallique ?
Difficile à dire, je ne suis pas un mathématicien. Quand j'étais ado, j'écoutais principalement les groupes russes parce que c'était plus facile de s'en procurer (je me souviens combien je dépensais pour les vinyles dans les années 80-90 – ça fait peur). Les groupes étrangers étaient principalement sur K7 ou sur les bobines et coûtaient plus cher. De plus, je n'avais pas de magnéto potable, juste une platine. La musique étrangère je l'écoutais souvent chez les amis. Mais la majorité de mes amis écoutaient ARIA, KRUIZ, CHERNIY KOFE et autres. Aujourd'hui j'écoute plus de metal étranger, mais je n'oublie pas non plus les groupes russes.
Le metal aujourd’hui est ton activité principale ? Est-il possible de vivre de la musique en Russie en ce moment ? Et avant ?
Ça dépend de ce que tu appelles "vivre du metal" - gagner sa vie avec le metal ou autre. Par exemple, je peux affirmer que je vis de metal car c'est l'essence de mon existence. Je vis de notre site qui est pour moi à ce jour comme une drogue dont je ne peux pas me passer. Un jour j'ai compris que sans le site et le metal ma vie deviendrait ennuyeuse et pâle (et je crois que mes autres collègues doivent être pareils). Mais si on parle de l'argent – non, je ne vis pas du metal. Tout le monde sur le site travaille, Headbanger n'a pas de vocation à devenir un site commercial. Dans notre pays, seuls certains groupes et artistes arrivent à vivre de leur musique. Je ne le cache pas – si j'en avais l'occasion je serais heureux de travailler dans le metal. Mais hélas c'est très difficile car cette musique est quand même toujours à l'état underground. Il n'y a aucune radio, aucune chaîne de télé.
La scène russe n’est pas très bien connue à l’étranger. Peux-tu présenter ta version de l’histoire du metal russe ? Comment tout a commencé ? Quelle était l’état d’esprit général ? La situation ?
Tout est commencé dans les années 70-80 du siècle précédent quand le hard rock et metal ont été officiellement interdits par le pouvoir. Et au-delà de cela même les simples groupes de rock avaient la vie difficile. Je pense à MACHINA VREMENI (NDR : groupe de rock très connu en Russie et ex-URSS) et même certains collectifs très loin du metal et du hard rock. L'activité musicale était un vrai parcours du combattant avec le passage obligatoire au travers du conseil d'art composé de gens souvent conservateurs avec une mentalité très soviétique qui donnait (ou pas) le feu vert pour la musique et pour les textes, qui validait le programme et autorisait (ou pas) de se produire. Ensuite il fallait chercher un endroit pour les répétitions et pour les enregistrements. Et je ne mentionne même pas qu'il était très probable de se faire arrêter quand on portait les cheveux longs. Toutes ces barrières se sont effondrées avec l'arrivée de la Perestroïka et de la Glasnost pendant l'époque de Gorbatchev, et c'est justement à cette époque que le metal a commencé à conquérir son public. Je peux dire que dans les années 80 toute ma classe écoutait le groupe ARIA (rire). Oui, on peut dire que le metal était populaire et je crois que le fait que cette musique ait été interdite a joué son rôle. Par exemple le journal Moskovskiy Komsomolec publiait sur la première page la rubrique "Zvukovaya dorojka" (La piste de son) et les groupes de metal ont été parmi les premiers.
Et quelles sont, selon toi, les étapes de développement du mouvement metallique en Russie ?
Difficile à dire, je ne connais pas très bien les aspects historiques. De mon point de vue tout s'est déroulé de la manière suivante : fin 70/début 80 – la naissance du style en URSS, le milieu des années 80 jusqu'à 1991 – l'âge d'or quand l'intérêt pour le style arrive à son sommet, une multitude de groupes talentueux apparaît, plein de concerts, apparitions à la télé, à la radio ; dans les années 90 – la régression liée pour beaucoup à la disparition de l'URSS et aux problèmes économiques. Néanmoins on observe une remontée timide à partir de 2000.
Et de quels groupes peut-on parler à chaque étape ?
Difficile à dire. Dans les années 80 ça serait ARIA, MASTER et KRUIZ. Peut-être parce que c'étaient les premiers à passer au travers du Rideau de fer, à se produire "là-bas" et à obtenir une certaine notoriété, des réactions positives et pas mal de fans. Aujourd'hui je citerais en premier lieu ARKONA qui par sa musique inhabituelle, la combinaison de folk et des textes patriotiques, met le feu dans les festivals étrangers, tourne en Europe et est signé avec un grand label européen.
Souvent on reproche aux groupes russes des années 80 d'avoir copié les standards occidentaux comme JUDAS PRIEST, IRON MAIDEN, ACCEPT,… Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Je n'appellerais pas ça de la copie à 100%. Il s'agit plutôt d'un choix d'orientation musicale à partir de groupes connus. Habituellement quand le groupe commence à jouer, il est difficile d'inventer tout de suite quelque chose de très personnel. En plus il faut prendre en compte les préférences individuelles des musiciens. Bien sûr on peut comparer les groupes russes avec les standards occidentaux. Par exemple les premiers albums d'ARIA ont effectivement connu l'influence forte de JUDAS PRIEST et de IRON MAIDEN. Mais encore une fois je n'appellerais pas ça de la copie. Les groupes essaient toujours de travailler leur propre style sur la base du "déjà joué", bien que cela ne réussisse pas à tout le monde.
Quelles sont les tendances de la scène actuelle selon toi ?
J'ai l'impression qu'il est difficile d'inventer quelque chose de nouveau dans un style précis de metal. C'est pourquoi la musique de la plupart des groupes se base sur les mélanges de styles, qui n'ont aucun rapport avec le metal. Les exemples, il y en a des tonnes – beaucoup de groupes exploitent la musique classique, la musique électronique, le folk et même le RAP et beaucoup font cela de manière très intéressante.
Quelle est la spécificité de metal russe à ton avis ?
Une question très difficile. Je pense que tous les groupes russes, malgré le fait qu'ils soient souvent influencés par les confrères étrangers, apportent toujours une touche très spécifique, très russe à la musique et qui n'existe tout simplement pas dans la musique occidentale. Je parle des sonorités particulières, la composition des textes, le comportement sur scène.
Comment vois-tu l’évolution du metal russe dans la décennie suivante ?
Obtenir enfin la reconnaissance à l'étranger, exploser les planches des grands festivals européens, comme par exemple le Wacken en Allemagne. Je pense que certains combos ont les capacités nécessaires pour cela même aujourd'hui. Pour la décennie suivante… Hmmm, je ne m'engagerai pas à faire de prévisions aussi lointaines, mais j'espère que le metal russe va se développer et gagner en popularité. J'espère que cela pourra se faire malgré toutes les difficultés. Mais il faut toujours croire au meilleur…
Merci pour tes réponses et pour ton temps. Pour finir, que dirais-tu aux metalleux français ?
Ecoutez plus de musique différente, fréquentez les concerts, "Stay Metal" en gros. Je conseillerais aussi aux groupes locaux de ne pas négliger la langue française, il n'y a pas que l'anglais dans la vie. Il ne faut jamais oublier ses racines. Toutes les affirmations du genre que l'anglais est la langue du hard rock et du metal ne sont pas à prendre pour argent comptant. Je lisais quelque part que cet espèce de postulat existe mais je n'ai jamais trouvé de "preuves" officielles. En plus j'ai écouté des groupes qui chantent en français (par exemple MISANTHROPE qui sont tout juste magnifiques) et c'est très original et intéressant. Donc s'il y a un cerveau, il n'est pas compliqué de monter un groupe qui chantera dans sa langue natale, et cela risque de sonner plus original et coloré que le chant en langue de la communication universelle. Just Do It !