Il est des albums qui évoquent instantanément des souvenirs et des images à foison. Dans ma tête, ces images arrivent par paquet de 12 à l'évocation de ce premier album de Skyclad.
A l'époque, au sortir des années 80, c'est littéralement la fête du thrash : les formations majeures ont toutes sorti leurs albums phares et trustent les premières des magazines metal... Une tournée commune de quatre des plus gros groupes du style, The Clash of the Titans, est même en cours de préparation, pour finalement incendier l'Europe en 1990 (et investir, en France, le Zénith de Paris).
Mais qui dit fête dit trouble-fête. En l'occurrence, le trouble-fête n'est autre que le succès même de ces groupes. Le style commence sérieusement à se mordre la queue : chaque maison de disques veut signer son ou ses poulains, souvent au détriment de la qualité et commence alors à apparaître sur le marché pléthore de groupes qui ne méritent pas autant d'attentions.

Si certains groupes parviennent à sortir la tête de ce maelström, beaucoup d'autres restent à la traîne. Sabbat, groupe culte aujourd'hui (Dani Filth n'y est sûrement pas étranger), avait alors sorti deux disques qui restent pour moi des pierres angulaires, mais beaucoup de médias alors ne partageaient pas forcément ce point de vue.

Il est vrai que ces deux premiers opus développaient un son et des thématiques déjà sensiblement différents de ceux de ses homologues américains, préférant focaliser par exemple son discours sur des considérations philosophico-religieuses ponctuées de références médiévales, autant visuelles (les pochettes de ces deux premiers albums sont de véritables œuvres d'art) que textuelles. Autant dire que déjà, le groupe dénotait par rapport aux groupes de la Bay Area. Mais Sabbat était loin de partager le succès de ses confrères les plus exposés. Et après un "Dreamweaver" prometteur et autrement plus convaincant que l'initial "...History of a Time to Come", le groupe splittait, Martin Walkyer prenant ses cliques et ses claques en criant haut et fort qu'il allait développer un projet au son plus personnel et européen.

Très vite après ce split, des interviews du projet Skyclad ont commencé à poindre dans quelques canards metal. Le choc fut on ne peut plus rude. Je me souviendrai probablement toujours de cette photo promo pour une interview dans un magazine dont j'ai depuis oublié le nom (photo que l'on retrouve d'ailleurs dans ce premier disque de Skyclad) présentant les membres du quatuor (Walkyer, les ex Satan Graeme English et Steve Ramsey, ainsi que Keith Baxter à la batterie), affublés de cuirs, épées, crâne de bouc et autres accessoires bigarrés. Si aujourd'hui cet accoutrement peut sembler banal depuis la déferlante black metal des années 2000, ce n'était assurément pas la même limonade en 1991, quand thrash rimait plus fréquemment avec baskets montantes, jeans collants et délavés et que le black metal norvégien naissait à peine.

Je dois l'avouer, c'est la curiosité qui m'a fait acheter cette année-là ce "Wayward Sons of Mother Earth" (en format cassette audio, toute une époque). Et grand bien m'en a pris, car la seconde claque est arrivée très très vite. A peine le Précieux enclenché dans le lecteur, on comprend pourquoi notre Martin s'est débarqué lui-même de son ancien groupe. Si on se continue d'écouter une musique qu'on peut encore classer dans le thrash et d'apprécier la diction très personnelle, définie et saccadée de Mister Walkyer qui prend toujours un malin plaisir à développer des paroles fournies à l'extrême, on note déjà de grosses évolutions par rapport à Sabbat : la production, plus puissante et naturelle, a enfin une vraie personnalité (d'autant plus criante que Sabbat se tire une balle dans le pied la même année en sortant son troisième disque avec un nouveau chanteur, une production américanisée au possible et une musique qui me fait penser, a posteriori, à du sous-proto-Nevermore), les riffs sont tranchants mais largement plus mélodiques et intelligibles (encore une fois, merci la production). Mais surtout, la vraie première surprise de ce disque vient très exactement à 1:08 du premier morceau, "The Sky Beneath My Feet" : au terme d'une introduction qui monte en puissance, le riff qui vient ensuite est jouée par un violon (!) staccato qui exécute, seul (!!), un riff de guitare typiquement thrash (!!!), repris ensuite par reste du groupe. Encore une fois, ce détail peut paraître anodin aujourd'hui où le folk metal s'est désormais offert une place de choix dans le giron métal, mais c'était bien la première fois que j'entendais une telle chose dans une musique aussi "violente" et vindicative. Si Jethro Tull avait ouvert une voie, deux décennies avant, dans un registre rock vaguement progressif avec les volutes flûtées de Ian Anderson, personne n'avait à ma connaissance osé un mariage aussi "piquant" que celui-ci.

Pour autant, à la fin de ce premier titre et à l'écoute du suivant, on se demande si le coup du violon n'est pas un simple gimmick : en effet, "Trance Dance", bien que truffé de breaks et de changement de rythmes, reste un titre relativement banal. Après une petite pièce d'obédience classique, jouée à la basse ("a Minute's Piece"), on se prend une troisième claque avec "The Widdershins Jig" : là, c'est un tambourin qui donne le tempo pour une basse s'offrant une danse avec une batterie tribale, bientôt rejointes par un flûtiau et un violon se partageant un thème aux sonorités celtiques. On comprend très vite que la progression du titre, sa structuration, ses paroles font de celui-ci un des hymnes du disque et du groupe (Kevin Ridley, désormais chanteur, ne peut s'empêcher de rappeler en concert que ce titre a été composé en 1991, et de sous-entendre que Skyclad est un peu le père de tous ces groupes de folk metal qui poussent comme des champignons aujourd'hui).

Et le disque tout entier se déroule selon un schéma identique, alternant brûlots thrash/heavy ("The Cradle Will Fall", "Skyclad"), parfois agrémentés d'interventions d'instruments folk toujours intégrés de manière particulièrement réussie ("Our Dying Island"), et pièces plus calmes (l'élégiaque "Moongleam and Meadowsweet"), quitte à mixer parfois le tout (le bien-nommé "Terminus" qui clôt l'album en alternant parties atmosphériques et plages plus rentre-dedans).

Enfin, il ne saurait faire chronique d'un disque de Skyclad sans mentionner le travail exceptionnel de Martin Walkyer concernant les paroles. Ce dernier, en plus d'imprimer sa personnalité et son style de chant si particulier au groupe, lui apporte également son style d'écriture déjà utilisé dans Sabbat, très foisonnant, riche et littéraire (assez proche finalement de ce que peux proposer Cradle of Filth, encore une fois), mais augmenté d'un discours très ancré sur des idéologies de gauche et des considérations sociales et écologiques, sans toutefois utiliser encore les calembours et autres jeux de mots qui vont devenir en quelque sorte la "trademark" Martin Walkyer sur les albums à venir.

Toute l'histoire du groupe était en quelque sorte résumée avec ce premier disque. Si, par la suite, le groupe allait persévérer dans cette voie très particulière pendant quelques disques (en gros jusqu'au 5ème album studio, "The Silent Whales of Lunar Sea", qui marque la fin de sa période heavy/thrash), la suite évoluera ensuite vers quelque chose de plus mélodique encore, plus rock, parfois festif, souvent mélancolique, mais toujours - à mon sens - aussi unique et intéressant. "Wayward Sons of Mother Earth" n'est peut-être pas le chef-d'oeuvre du groupe (personnellement, je lui préfère "A Burnt Offering for a Bone Idol", son second disque, pour ce qui concerne sa période thrash et "The Answer Machine?" pour sa période rock, bourrée de chansons "hit-esques"), mais il a défini très clairement le son et l'esthétique défendus par ce groupe résolument hors normes. Il n'empêche que la Madeleine décrite par Proust a quand même une saveur vraiment unique.


Rédigé par : Grozeil | 1991 | Nb de lectures : 2373