Uriel interview Adrastis de LOVE LIES BLEEDING
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Love Lies Bleeding tient désormais le haut du pavé en France dans le créneau du black metal symphonique pur sang. Suite à un troisième opus (" Ex Nihilo ") accueilli avec enthousiasme de part et d’autre, il allait de soi de revenir prendre la température du côté de chez Adrastis, qui est toujours un interlocuteur passionnant et disert sur toute une quantité de sujets…

Bonjour Adrastis. Sachant que le débit moyen de la Seine à Paris est de 300 m3 par seconde, quelle volume d’eau a coulé sous le Pont-Neuf depuis notre dernier entretien ?
Pas tant que cela, à vrai dire !

LLBbanner.gif (141354 octets)Comment se comporte Love Lies Bleeding en terme de résultats ? A ce que j’ai compris vos disques partent plutôt bien en Allemagne, où CCP Records concentre une grosse partie de la promotion. Reçois-tu régulièrement des états des lieux de vos ventes de la part de Claus Prellinger ? Est-ce un aspect sur lequel tu souhaiterais exercer un contrôle plus direct ?
Non, je suis bien content de ne pas avoir à m’occuper de cela. C’est un des conforts qu’offre la signature sur un label un tant soit peu professionnel. Pour l’instant, les ventes se portent bien, mais je n’ai aucune idée de la diffusion par pays, même s’il est vrai que la plupart des interviews que je fais sont pour l’Allemagne… Mais pas seulement : pas mal en France, mais aussi dans les pays de l’Est. Apparemment, dans ces pays, le black metal symphonique se porte toujours bien, contrairement à la France, par exemple, où le clavier est devenu l’ennemi à abattre…

Question peut-être un peu niaise de prime abord, mais quand on y réfléchit bien… Penses-tu que le simple nom d’un groupe puisse avoir une incidence marquante sur le niveau d’attention que porte le public à un groupe, et donc indirectement sur les ventes de disque ? Love Lies Bleeding est avant tout le nom d’une fleur (l’amarante), mais c’est aussi un nom qui quelque part interpelle, aussi bien par sa phonétique générale que par la combinaison de termes forts qui le composent. T’imagines-tu que ce simple nom puisse catalyser la curiosité des fans et les pousser à explorer la musique du groupe ? Qu’est-ce qui a motivé le choix du patronyme au départ ?
Oui, on m’a souvent parlé du nom " Love Lies Bleeding ". En tout cas, plus que si je m’appelais " Darkness of the Moon ".
Les gens savent rarement qu’il s’agit du nom d’une fleur, mais ce n’est absolument pas important. C’est justement, ce choc des sens qui m’a le plus intéressé. Ma position, comme tu le sais, est assez réservée quant à la concomitance de la musique et du concept. Love Lies Bleeding est donc un nom parfait puisqu’il peut vouloir dire de nombreuses choses. Sa signification est donc mouvante, comme l’est la musique : Un présent qui s’écoule inlassablement. Love Lies Bleeding n’a donc aucun sens premier. Celui-ci ne fait que s’échapper.

Où en est ton contrat avec CCP Records ? A l’époque où tu t’es " exilé " sur ce label autrichien, la scène française n’avait pas atteint le niveau de bouillonnement et d’initiatives qui l’agitent aujourd’hui. Est-ce que cette vitalité croissante des structures metal nationales te donne envie de revenir collaborer avec un label à l’intérieur de nos frontières ?
On verra bien. Je ne me pose pas ce genre de question. La provenance du label qui s’intéresse à Love Lies Bleeding ne m’intéresse pas. Du moment que ses propositions sont intéressantes, je me fous du reste. J’aime bien, justement, ce côté exil. Je voyage vraiment lorsque j’enregistre chaque album de Love Lies Bleeding.
Nous allons en Autriche puisque CCP a son propre studio. Pendant une semaine, il n’y a plus que ça qui compte. Plus de mélange avec la " vie quotidienne " et la " vie musicale ". Ces deux aspects sont parfaitement mélangés.

Venons en à l’actualité artistique de Love Lies Bleeding. Comment caractériserais-tu le pas franchi entre " S.IN. " et " Ex Nihilo " ? D’abord, doit-on y voir deux époques différentes ? Ensuite, est-il pour toi indispensable de rechercher l’évolution entre deux albums, et est-ce qu’une évolution doit nécessairement s’accompagner d’un changement ?
Il y a surtout eu un grand saut entre " Behold my Vain Sacrifice " et " S.I.N. ". " Ex Nihilo " parle la même " langue " que son prédécesseur.
Donc non, je ne pense pas qu’une évolution doive forcément être synonyme de changement. Parfois, c’est même nocif de changer suite à une évolution. Cela semble paradoxal, à première vue, mais il n’en est rien. Changer, c’est devenir autre, alors qu’évoluer, c’est rester le même. " Deviens ce que tu es ", disait Pindare (repris plus tard par Nietzsche). Il ne s’agit pas de devenir un autre que soi, mais de parvenir à être vraiment soi. Le mouvement s’inscrit dans l’être et non dans le changement.
Pour Love Lies Bleeding, il s’agit du même processus, ce qui n’est pas étonnant puisque ce projet est véritablement une entité, à part entière, qui possède un mode de fonctionnement que je ne pense pas pouvoir totalement maîtriser.
Alors, oui, mes albums sont différents, mais il s’agit bien toujours d’une même source qui les produit, et celle-ci ne se transforme pas, ontologiquement parlant (dans la logique de son être), mais évolue. Je dirais même qu’elle se bonifie, qu’elle tend vers le mieux, ayant toujours la perfection comme ligne de mire.
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Si je ne me trompe pas, tu as fait appel au même line-up de base que sur " S.I.N. ", renforçant ainsi l’idée que Love Lies Bleeding est un groupe à part entière. Partant de là, est-ce que tes acolytes ont droit de parole pour ce qui est du volet créatif, ou bien restes-tu seul maître à bord ? Peux-tu également présenter les deux chanteuses invitées au générique de " Ex Nihilo " et ce qu’elles apportent à la musique en plus d’Emrys ? Une intégration future est elle en vue en ce qui les concerne ?
Non, Love Lies Bleeding n’est pas un groupe. Je reste seul maître à bord. Mais cela ne veut pas dire que je suis buté. Je ne me ferme pas aux remarques et critiques de mon entourage. Mais, d’un point de vue créatif, je fais toujours tout, hormis quelques textes écrits par Emrys. Mais une chose est sûre pour le moment, je ne tiens pas à ce que Love Lies Bleeding devienne un groupe.
Je n’ai rien contre le fait de faire un groupe (je suis moi même impliqué dans d’autres projets, avec d’autres personnes), mais cela ne convient tout simplement pas à Love Lies Bleeding.
En fait, il n’y a qu’une chanteuse sur l’album, Jeanne, la même voix divine que sur " S.I.N. ". La confusion vient du fait que Nikki est un homme (NdJ : oops…). C’est le chanteur lyrique de l’album, qui intervient de temps en temps pour renforcer les lignes mélodiques. Il est élève dans une grande école parisienne. Je l’ai rencontré il y a peu, et quand j’ai entendu sa voix, j’ai tout de suite senti qu’il fallait que je fasse appel à lui.

" Ex Nihilo " se compose de cinq titres seulement. Ecris-tu sciemment des morceaux plus longs que par le passé, afin d’en travailler la profondeur et la richesse dans un cadre plus ample, ou bien est-ce une façon de composer qui s’est en quelque sorte imposée à toi au fil du temps ? Pourrais-tu envisager un jour de réaliser un album constitué d’une seule et unique chanson, bâtie à la manière d’une symphonie ?
En fait, non, je n’écris pas des morceaux plus longs que par le passé. Déjà, sur le premier album, un morceau comme " I Drown In Emptiness " faisait près de 15 minutes.
Je n’ai jamais décidé de la durée de mes morceaux. Tout cela s’est totalement imposé à moi.
Faire un album constitué d’un seul morceau ne me paraît pas impossible, mais je ne m’en sens tout simplement pas encore capable. Je sais que cela existe déjà, mais j’ai, justement, été très déçu par le résultat. Tout le problème réside dans la structure… Un morceau d’une heure ne doit pas simplement être un amoncellement de riffs et de mélodies, sans cohésion. Si j’écoute le dernier Green Carnation, par exemple, je ne vois pas du tout l’intérêt de faire un seul morceau : On dirait juste plusieurs morceaux mis bout à bout…

A une exception près – de la plage 3 à la plage 4 – les morceaux s’enchaînent avec une fluidité qui semble indiquer que chaque titre naît des cendres de son devancier. Prêtes-tu un soin particulier à ménager des introductions et des conclusions qui puissent se compléter efficacement lors d’une écoute intégrale ? Peut-on parler d’album conceptuel pour " Ex Nihilo " et, si oui, quel est le thème directeur qui court d’un titre à l’autre ?
Rien n’est laissé au hasard dans la composition pure ou dans le travail en studio. Tout a donc été très travaillé, et les enchaînements entre les plages ne font pas exception. Mais on ne peut tout de même pas parler d’album conceptuel, ou tout du moins, pas à ce niveau. Ce n’est pas parce que tout s’enchaîne que tout peut être regroupé sous une même idée.
Il s’agit plutôt de travailler une cohérence d’écoute. Les morceaux plongent l’un dans l’autre, ou s’arrêtent brusquement pour redonner une certaine respiration à l’auditeur.

Es-tu entièrement satisfait du traitement sonore qu’a reçu cet album ? Pour ma part, j’ai parfois l’impression que quelques ornements – au piano notamment lorsque le tempo fait rage – me passent à portée d’oreille sans s’y engouffrer, chose qui bien entendu ne se ressent pas au casque. Penses-tu que les possibilités studio forcément finies dont tu disposes tendent quelque part à brider l’envergure de ce que tu composes ? Est-il dans certains cas au contraire souhaitable que certains éléments de ta musique ne soient pas immédiatement assimilables pour n’importe quel auditeur ?
Auparavant, je ne pouvais sortir que déçu des enregistrements studio parce que je considérais trop la musique comme une pure forme métaphysique… Du coup, sa concrétisation ne pouvait qu’être moins bien que sa forme idéale, nouménale (si je puis me permettre).
Mais au fond, j’ai changé d’optique, et je me suis rendu compte que cette forme phénoménale pouvait être d’une richesse infinie puisque le son lui même, dans son expression concrète, pouvait être un élément de plus pour travailler un morceau et lui donner de la profondeur (et de la hauteur). Ainsi, le studio ne devient pas qu’une simple retranscription d’un idéal de musique, mais un au-delà, plus épais, plus réel, plus intéressant au fond.
Pour ce qui est de la lisibilité de l’album, justement, je me penche beaucoup dessus. Je ne cherche pas à avoir une production super clean, où tout s’entend à la première écoute. Je fonctionne par couches, et c’est à l’auditeur de franchir ces différentes couches. Que serait " In the Nightside Eclipse " avec un son à la Iron Maiden ?…

La critique qui revient le plus fréquemment dans les chroniques que j’ai pu lire sur " Ex Nihilo " touche au fait que l’album s’inscrit dans une lignée black metal symphonique déjà éprouvée de longue date et copieusement fournie en groupes au niveau de la forme et des sonorités… Qu’as-tu à répondre à cela ? Ne se heurte-t-on pas ici au fait que la presse metal, entre toutes, est très forte pour condamner ses artistes à apporter du neuf à chaque album, mais à côté de cela s’empresse de leur tailler un costard sur mesure lorsqu’ils sont jugés dévier excessivement de leur ligne stylistique originelle ? En quoi "llbjjjj.jpg (10403 octets) Ex Nihilo " est-il bien un album de son époque ?
Il me semble, en effet, être un peu victime de cela. Avec Love Lies Bleeding, je ne cherche pas à révolutionner mais à viser juste. Evidemment, je n’invente pas un genre, mais je tente d’approcher l’absolue perfection de ce style.
J’ai d’autres projets plus " avant-gardistes ", donc ce n’est pas une démarche que je condamne. Mais pour Love Lies Bleeding, ce n’est pas le but. Je ne pense pas non plus faire du " déjà entendu ". Il est clair que je m’inscris dans une certaine lignée, mais avec mon identité propre.
La presse metal (mais au fond, est ce propre au metal ou a la presse ?) a choisi ses figures de proue dans chaque style, et ne fait que ranger les autres groupes, plus jeunes, derrière tel ou tel groupe déjà existant, sous prétexte que le style est plus ou moins le même. Il est donc impossible de " tuer le père " si on s’en tient à ses principes de pur immobilisme. La seule issue serait de créer sa propre case…

Si tu devais sélectionner parmi tes trois albums une seule chanson qui soit l’ambassadrice de ce que représente Love Lies Bleeding, laquelle serait-ce et pourquoi ?
Certainement " Ex ", la dernière chanson de " Ex Nihilo ". Tout y est, je pense. Et c’est justement parce que j’ai atteint quelque chose avec ce morceau que je pense pouvoir continuer mon évolution en modifiant un peu ce que j’appelle " ma langue ".

T’exprimes-tu à travers un cadre musical autre que Love Lies Bleeding ? Si oui, s’agit-il également d’un projet metal ou d’un tout autre type de feelings et d’ambitions ? Si non, à quoi ressemble la direction musicale que tu aimerais le plus creuser en dehors de ton groupe principal ?
J’ai d’autres projets, dans le metal et ailleurs, mais je ne veux pas en parler. J’évolue sous d’autres pseudonymes, je ne veux pas tout mélanger. Je ne me cache pas non plus, mais j’aime bien ce côté schizophrénique.

De quel ouvrage de Cioran est tirée cette " invocation " récitée par Olivier d’Eros Nécropsique dans le titre " Acedia " ? Trouves-tu que la tessiture de voix assez ampoulée de l’intéressé se prête bien à communiquer l’essence de ce texte ?
L’extrait déclamé par Olivier provient du " Livre des leurres ".
Pour ce qui est de Cioran en général, bien évidemment, il y a quelque chose de trop oratoire dans la tessiture de voix d’Olivier, mais pour ce passage, précisément, elle est parfaite. Il y a quelque chose d’explosif dans cette prose, la musique a donc suivi… C’est assez rare, d’ailleurs pour être souligné, puisque d’habitude ma musique ne doit être au service de rien d’autre que le sentiment.
Ce ton est assez rare chez Cioran. On le trouve seulement dans ses écrits de jeunesse, qui contrastent avec l’épure de ses œuvres postérieures. Love Lies Bleeding est peut être plus proche de cela, justement. Impétueux et arrogant, peut être…

Pour ceux que cela intéresse, peux-tu nous faire un petit bréviaire des écrits les plus significatifs de cet auteur que tu sembles particulièrement estimer, tout comme bon nombre de métalleux d’ailleurs ? Peut-on isoler des périodes distinctes dans sa réflexion et son style ? Détectes-tu dans la pensée de Cioran des limites, des contradictions ou des points qui, à titre personnel, ne te satisfont pas ?
Je ne vais pas me transformer en critique littéraire. Mais j’aurais, évidemment, beaucoup à dire sur Cioran. Ce que j’aime en lui, c’est son insatisfaction. Il est pessimiste parce qu’il sent que la Vie pourrait offrir tant de choses alors qu’elle n’est traversée que par le vide, le désir et l’ennui. Ca m’énerve prodigieusement de voir que les gens pensent que Cioran est un apologiste du suicide, alors que c’est bien le contraire. Le but de mon mémoire fut de montrer qu’il y a bien une Grande Santé (au sens nietzschéen du terme) qui parcourt tous ses écrits.
Il n’y pas vraiment d’étapes dans sa pensée. Il l’a souvent dit, tous les thèmes développés par la suite sont déjà abordés dans son premier livre, " Sur les cimes du désespoir ". Par contre, c’est le style qui a évolué. Ses premiers textes (ceux écrits en roumain) sont très lyriques alors que vers la fin de sa vie, il n’a fait que s’orienter vers l’épure et un sens de la formule direct et éthéré.

Etudies-tu toujours la philosophie ? Si oui, est-il indiscret de te demander sur quel sujet tu comptes écrire ton mémoire (voire ta thèse si tu en es rendu là) ?
En fait, j’ai arrêté la philosophie après avoir rendu mon mémoire et obtenu ma maîtrise. Arrivé à ce stade, il fallait faire des choix que je me refusais à faire (devenir prof ou faire de la recherche). J’ai donc bifurqué ailleurs, en informatique, désormais. Mais cela ne veut pas dire que j’ai tourné le dos à cette discipline. Disons qu’il y a quelque chose d’assez pompeux et très (trop !) académique dans l’enseignement à l’Université.
Mon mémoire portait sur Cioran et s’intitulait " Vivre sous le signe de la musique, Cioran et la sotériologie musicale ". Si tu veux en savoir plus, on peut en parler… Mais je ne voudrais pas endormir les lecteurs…

En outre, je suis curieux de savoir à quoi peut ressembler l’ambiance dans une fac de philo… Est-ce quelque chose de fortement institutionnalisé et de rigide, ou bien assiste-t-on au contraire à de très libertaires pugilats d’idées entre professeurs et étudiants ? Considères-tu cet apprentissage que tu traverses davantage comme un élargissement culturel et didactique de ta personnalité brute, ou bien franchement comme un outil qui façonne de manière indélébile ton caractère et tes rapports à autrui ?
La fac de philo, ce n’est pas si extravagant que cela. Ce n’est évidemment pas si rigide qu’en finances ou je ne sais quoi, mais il ne faut pas croire que c’est le monde du n’importe quoi, genre chacun pense ce qu’il veut, etc.
La philosophie a changé ma vie, c’est indéniable. Je ne suis certainement pas plus " heureux ", mais enfin, est-ce le but de l’existence ? J’en doute fortement. J’ai appris le questionnement, l’art de la mise en question, la critique. Parce que notre société est fondée sur le suivisme, il est frais de tenter de se forger une pensée propre, le plus libre possible. Et qu’on aille pas me dire qu’on ne fait qu’apprendre la pensée des autres (les philosophes), il n’y a rien de plus stupide…
J’ai arrêté la fac de philo et je ne regrette pas : Je continue à lire malgré tout, et cela me permet de faire l’impasse sur de nombreuses pensées qui ne m’intéressent guère, voire me rebutent… Disons que j’ai arrêté au moment où le risque est de se déconnecter totalement de ce que peut être la Vie ; ce que je ne voulais pas.

Honnêtement, ce qui me rebute dans la philosophie actuelle en général, outre l’opacité et la densité des textes, incompatibles avec les trois chevaux fiscaux que j’ai dans le citron, c’est le fait que beaucoup des problèmes qu’elle propose – attention, je ne dis pas tous – sont pour moi de faux problèmes ou des prétextes pour se masturber le cortex en société, en partie parce qu’ils échappent fatalement au raisonnement, aussi sensible et profond soit celui-ci. D’après toi, n’y a-t-il pas une forme de vanité caricaturale à vouloir tout discuter, tout interpréter et sutout avoir à tout prix le dernier mot ? N’est on pas en définitive plus heureux lorsque, à l’image de Pyrrhon, l’on reconnaît l’impossibilité de la connaissance objective et donc la nécessité de se détacher des choses ? Méprises-tu quelqu’un qui, par résignation ou humilité, se tait et refuse de s’engager dans un débat ?
Tu prends l’exemple de Pyrrhon, mais c’est justement par la réflexion que celui-ci en est arrivé à de semblables conjectures. Pour savoir que le pouvoir cognitif de l’homme est très restreint, encore faut-il s’être penché sur la question. Encore une fois, il s’agit de ne pas vouloir se contenter de ce qui est admis. Il y a tant de gens complètement lobotomisés par leur vie complètement nulle… Un minimum de recul de leur part pourrait peut être les sauver. Enfin tant pis pour eux…
Certains utilisent leurs connaissances philosophies comme outil de rhétorique. Pourquoi pas, après tout ? Mais cela peut être tellement plus !
Alors est-ce que la philo ne sert à rien ? Plus ou moins. En effet, elle ne fait pas augmenter le PIB d’un pays, mais qu’importe, non ?
C’est ce que disait Jankélévitch : " On pourrait vivre sans la musique ou la philosophie, mais moins bien ".

Regrettes-tu parfois de ne pas être né idiot ?
Parfois. Mais j’ai compris que mon monde intérieur était très large. Cela veut dire que, peut- être, j’ai une propension à souffrir plus (parce que je pense trop, certainement), mais aussi une possibilité d’atteindre de vastes extases que les " idiots " ne peuvent atteindre. Disons que je ne veux pas vivre en demi-teinte.

Revenons à Love Lies Bleeding. Ton livret ne va rien faire pour arranger ma dyslexie… Je sais que tu n’aimes pas spécialement t’exprimer sur la signification d’un contenu artistique, mais tu vas peut-être consentir à nous dire pour quelle raison tu as voulu un artwork à la fois minimaliste et chaotique, ainsi qu’expliquer ce choix de ne pas y faire figurer les paroles…
Les lignes qui parcourent le livret pour se fondre dans ce chaos " tramé " sont à l’image de la musique. Progressives, sans fin, sans détour…
J’ai fait appel à un artiste qui n’évolue pas du tout dans ce milieu. J’avais besoin d’un regard neuf, naïf. Alors je lui ai juste parlé de création/négation/reconstruction, thème qui parcourt tout l’album. Et il m’a proposé ce que l’on peut voir dans le livret. Tout est très sobre, sans fioriture inutile. Je suis vraiment content de ce travail, parce qu’il est vraiment inhabituel de voir un tel degré d’épure, pourtant fertile à mon sens, dans un album de black metal.
Il fallait que tout soit en osmose : Que le développement du livret se fasse comme un morceau de l’album.

Sur la plupart des photos officielles de Love Lies Bleeding, tu apparais avec un petit sourire narquois aux lèvres, ce qui tranche un tantinet avec le masque sépulcral ou la bobine de pitbull habituellement arborés par les musiciens de metal extrême. Est-ce tout bêtement la physionomie de tes traits qui veut ça, ou bien te gausses-tu intérieurement du gus moyen qui, voyant " Love " sur la pochette, achète tes albums en croyant mettre la main sur le nouveau groupe de gothic germanique à l’eau de rose ? (Attention, cette question est moyennement sérieuse)
Ce n’est pas vraiment délibéré. Je ne prévois pas à l’avance la gueule que je vais faire sur les photos… Le milieu du metal a ce problème d’absence de nuance. Soit c’est l’esprit de sérieux, très pesant, qui l’emporte, soit c’est le fun et la parodie (les groupes de Grind " rigolo ", par exemple) qui l’emportent. Sans vouloir faire de demi-teinte, je tente de faire dans la nuance. C’est pour cela que je privilégie des approches ironiques dans les photos que je fais. Il ne s’agit donc ni de sombrer dans le cliché " je suis un true evil one " sans pour autant tomber dans la blague. Je trouve cela dommage, cette absence de finesse dans la plupart des visuels des groupes…

De plus en plus de groupes ne considèrent plus l’expression en langue française comme un handicap. Or, il me semble que, hormis ladite citation sur " Acedia ", il n’y a pas de lyrics en français sur l’album, rattrape moi si je dis une connerie. Le choix de l’Anglais avait-il au départ (ou a-t-il toujours) une visée autre que celle de manipuler cette langue pour ce qu’elle est et apporte à ta musique ? Envisages-tu de recourir au Français à l’avenir, que ce soit par souci de commodité ou pour élargir ton champ de possibilités sémantiques ?
Je n’envisage rien et tout se fait naturellement. Evidemment, l’anglais sonne mieux, mais il n’est pas dit que pour le prochain album toutes les paroles ne soient pas français ou pourquoi pas en allemand. C’est avant tout la sonorité de la langue, qui m’intéresse, sa musicalité. Ainsi, cela dépend du ton que je veux insuffler à un morceau. Par le passé, j’employais plus souvent le français, pas sur celui là…

As-tu connaissance des groupes suivants et, si oui, peux-tu s’il te plaît te fendre d’un petit commentaire personnel sur leur discographie et ce qu’ils représentent à tes yeux…

  • Obtained Enslavement : Pas mal mais peu de profondeur.
  • Limbonic Art : J’aime beaucoup, mais je suis déçu par les deux derniers.
  • Manowar : Je préfère encore Johnny.
  • Mystic Forest : Je n’ai entendu qu’un morceau, et c’était bien drôle. Un final à l’orgue (reprenant du Bach, il me semble) avec une boîte à rythmes ridicule…
  • Emperor : " In the Nightside Eclipse " est l’album de black metal que j’ai le plus écouté.
  • Backstreet Boys : Les gens ont besoin de choses faciles…

Nous terminerons comme de coutume par une petite question subsidiaire. Sur ton testament, tu dois coucher trois objets que tu désires que l’on enterre avec toi à ta mort, avec pour hypothèse que l’un de ces objets possède une très forte valeur sentimentale, le second devra t’être utile dans l’au-delà et le troisième être symbolique de l’homme que tu as été…
Rien vraiment. Je me sens tellement encombré par tout ce dont j’ai besoin (moi-même inclus, je crois) qu’il sera temps de se contenter de ne rien faire, de ne plus rien attendre, et ne plus rien se souvenir.

Au nom de toute l’équipe de VS, je te remercie pour ta patience et t’adresse nos meilleurs vœux pour l’année 2003. Tu es bien entendu libre d’ajouter ce que tu veux, et n’oublie pas de faire connaître à nos lecteurs l’adresse du site officiel de Love Lies Bleeding…
Merci beaucoup pour ton interview !
Site In Negation : http://www.loveliesbleeding.fr.st